Le discours scientifique peut-il suffire à sauver l'homme ?

Dans une perspective chrétienne, est-ce par l’unique raison que nous sommes sauvés ? Que dit l’Église à ce sujet ? Plus encore, est-ce que l’intelligence au service de la science peut-elle pourvoir par elle-même au salut ? A l'occasion de la fête de la science 2023, Edouard Girard, docteur en philosophie et professeur à l'Ecole Cathédrale, éclaire la voie de l'espérance chrétienne dans un monde sécularisé régi par le discours technosolutioniste.

Publié le
4/10/23
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D’une certaine manière, le rationalisme théologique tel qu’il s’est développé au cours de l’histoire de l’Église a pu laisser croire que l’intelligence était suffisante pour obtenir le salut. Du moins, elle a à l’évidence accompagné malgré elle le discours scientiste et technosolutioniste du monde industriel. Ce glissement rationaliste de la théologie a lui aussi accompagné la sécularisation de la pensée philosophique.

Ainsi, au début du XIXe siècle, le positivisme d’ Auguste Comte par exemple concevait essentiellement l’histoire humaine en des termes évolutionnistes, passant par les stades successifs, théologique, métaphysique et positiviste – ce dernier terme étant peu ou prou identifiable à la modernité de l’industrie et des sciences appliquées. D’une manière analogue chez Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, la science est la première figure du Savoir absolu, celle qui fait immédiatement suite à la Religion manifeste – le Christianisme. Là où « La vérité est le contenu qui dans la religion est encore non identique à sa certitude »[1], l’absolu scientifique n’est autre que la vérité du monde exprimée sous une forme non-figurative, c’est-à-dire sous une forme qui se donne la possibilité d’être fidèle à son contenu. Dans la science, le savoir est authentiquement ce qu’il est autant qu’il énonce la forme de la connaissance la plus élevée : l’absolu trouve sa forme parachevée dans l’immanence de la réalité. Chez Comte comme chez Hegel, les espérances eschatologiques ont été remplacées par un discours qui s’enracine exclusivement dans le monde, c’est-à-dire sans monde alternatif, sans « Royaume des cieux ». En d’autres termes, elles n’ont plus vraiment lieu d’être.

Les espérances eschatologiques ont été remplacées par un discours qui s’enracine exclusivement dans le monde, c’est-à-dire sans monde alternatif, sans « Royaume des cieux »

Dès lors la science, elle-même produit de l’investigation rationnelle de l’esprit humain, peut-elle « sauver l’homme » au même titre que l’entend l’espérance chrétienne ?

La question reconfigure le problème même de la recevabilité même d’une espérance sotériologique. En un sens, pour le monde moderne des sciences positives, ces questions de « vie après la mort » pourraient apparaître comme des reliquats chimériques de croyances médiévales, en tous les cas relevant d’une conception préscientifique du monde. Il est pourtant très erroné de les croire exclues des réflexions scientifiques contemporaines. Le vieux désir de vie éternelle trouve une nouvelle jeunesse dans les recherches transhumanistes. Ainsi, Sam Altman, le fondateur de ChatGPT, a annoncé en 2023 investir 180 millions de dollars dans« la lutte contre la mort ». Ray Kurtweil de son côté, professeur au MIT et membre de l’Alcor[2], estime qu’une IA forte [3] pourrait parvenir à produire un modèle biomédical capable de « supprimer » la mort des corps d’ici 2029.

Le mythe prométhéen de l’homme nouveau et auto-suffisant faisant face à une nature enfin sous son contrôle se conjugue à une version biologisée du récit eschatologique de l’Écriture. 

Ces objets de recherche semblent faire sortir du domaine de la science-fiction des scénarios jusque-là considérés comme fantaisistes, et actualisent sous une forme séculière les espérances chrétiennes… tout en les dénaturants. De ce point de vue, rien n’est plus contraire à la conception chrétienne de l’espérance de la Résurrection que ce scientisme, en cela qu’il tend à esquisser une humanité indépendante de son créateur, indépendante de toute transcendance, pourvoyeuse de sa propre vie, exclusivement biologique et cellulaire, comme de sa propre éternité. Elle est authentiquement une expression de l’inopérante « sagesse du monde » dont parle Paul.

En somme, l’Écriture elle-même met en garde contre ce panrationalisme autant qu’il insiste sur le caractère rédempteur de l’intelligence. Chez nous en particulier, il est certainement bon de rappeler, dans une époque de grand recul de la raison, que celle-ci est encore le meilleur antidote au tout intuitif postmoderne où une simple sensation tient lieu de vérité objective.

Rien n’est plus contraire à la conception chrétienne de l’espérance de la Résurrection que ce scientisme, en cela qu’il tend à esquisser une humanité indépendante de son créateur, indépendante de toute transcendance, pourvoyeuse de sa propre vie.

Concomitamment, l’Écriture, et Paul tout particulièrement, nous invitent à nous méfier d’une sagesse exclusivement mondaine, disqualifiant par cela même sa faculté à produire le salut de manière autonome. Comme le rappelle Olivier Boulnois dans sa lecture de Paul [4], l’erreur essentielle est de confondre l’espérance du salut et le millénarisme, c’est-à-dire de faire de la préparation intérieure l’attente passive de la fin d’un compte à rebours dont seul Dieu aurait connaissance :

" L’attente messianique est déjà un accomplissement. La fin dernière commence dès maintenant à paraître et à croitre dans le temps qui reste. L’événement messianique dévoile à l’homme qu’il est bien plus et autre chose que ce qu’il croyait être par sa seule conscience. "                                                                               

Le scientisme contemporain a bien davantage à voir avec le second qu’avec le premier, en cela qu’il fait du moment du « dénouement » de cette attente l’horizon exclusif de l’existence, là où l’authentique espérance invite à une conversion de tous les jours. Déjà Dostoïevski voyait poindre ce danger en prêtant au diable ces paroles dans son face à face avec Ivan Karamazov :

" Triomphant sans cesse et sans limites de la nature par la science et l’énergie, l’homme par cela même éprouvera constamment une joie si intense qu’elle remplacera pour lui les espérances des joies célestes. " [5]

 Ces mots sont encore pleinement actuels ; notre rapport à l’espérance fait chaque jour l’épreuve de ce scientisme.


[1]Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Le savoir absolu

[2]Alcor Life Extension Foundation. Société américaine de cryogénisation des corps en vue de leur « résurrection » dans le futur. Projet transhumaniste technosolutioniste dont la promesse est au plus proche de l’eschatologie chrétienne de la « Résurrection de la chair » et de « la vie éternelle ».

[3]Stade « ultime » de l’IA présentée comme atteignable dans un futur proche, une telle IA serait en mesure d’être « consciente », et non plus de se contenter de compiler (même très efficacement) de la data comme le fait une « IA faible » du type de ChatGPT.

[4]Olivier Boulnois, Saint Paul et la philosophie, Paris, PUF, 2022, p. 81

[5]Dostoïevski, Les Frères Karamazov, IX, 11


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