cOMMENT CONCILIER PROGRès technique et progrès humain ?
Comment concilier progrès technique et progrès humain ? Le devenir de l'humanité passe-t-il par le progrès ? L’idée est parfois critiquée. Certains appellent à y renoncer, d’autres à le réinterpréter. Étienne Klein, invité régulier des Bernardins, physicien, directeur de recherches au CEA, membre du conseil scientifique du centre Teilhard de Chardin et producteur de "sciences en question" sur France Culture lance un appel collectif au sauvetage. Entretien.
Que signifie sauver le progrès ? A-t-il été trahi ? De quoi a-t-il été victime ?
Etienne Klein : La critique du progrès n’est pas nouvelle. Mais elle semble acquérir une nouvelle ampleur, qui se nourrit d’une méfiance à l’égard des perspectives qu’ouvrent les sciences et les technologies. Le prestige de la science a longtemps tenu au fait qu’on lui conférait le pouvoir symbolique de proposer un point de vue surplombant le monde. Elle semblait se déployer à la fois au cœur du réel, près de la vérité, et hors de l’humain.
Cette image est aujourd’hui difficile à défendre. La science a fait irruption dans notre quotidien. Elle a mille et une retombées pratiques, diversement connotées, qui vont de l’informatique à la bombe atomique en passant par les vaccins, les OGM et les lasers.
Tout se passe désormais comme si les avancées accomplies dans l’étendue des savoirs scientifiques devaient se payer de nouveaux risques.
Ici, ce qu’elle fait nous rassure. Là, ce qu’elle annonce nous angoisse. Mais une tendance générale se dessine : tout se passe désormais comme si les avancées accomplies dans l’étendue des savoirs scientifiques ou dans la puissance des techniques devaient se payer, chaque fois, de nouveaux risques ou de risques accrus – d’ordre sanitaire, environnemental ou encore symbolique – qui alimentent l’inquiétude et la défiance.
Le prestige de la science a longtemps tenu au fait qu’on lui conférait le pouvoir symbolique de proposer un point de vue surplombant le monde. Cette image est aujourd’hui difficile à défendre.
Ce qui m’impressionne, c’est moins la critique du concept que la disparition du mot progrès. Le sociologue Gérald Bronner s’est employé à retracer la diffusion du mot innovation au sein des discours. Celui-ci s’est imposé en un laps de temps rapide, en pénétrant de très nombreux secteurs de la société, au point de devenir un mot totem. Dans les années 1980, même si le mot existait, on ne parlait pas d’innovation mais plutôt d’invention, de découverte, d’application, de brevet, etc. Son usage se répand dans les années 1990 et connaît le succès que l’on sait. Dans le même temps, le mot progrès a connu un destin inverse : il a commencé par perdre sa majuscule dans les années 1970, avant que la fréquence de son usage ne décline. Le croisement des courbes relatives à la diffusion des deux termes intervient au début du XXIe siècle. Il est significatif de constater que c’est au cours des années 2007-2012 que le mot progrès a littéralement disparu des discours publics.
Comment un mot qui a été aussi structurant dans notre vision de la modernité a-t-il pu s’effacer aussi rapidement ?
E.K : Une réponse possible est de considérer que le changement n’est qu’apparent, que les deux termes – innovation et progrès – sont quasi synonymes ou se valent. En réalité, la rhétorique dans laquelle on enrobe l’innovation ne me semble pas rendre justice à l’idée de progrès.
L’état critique du présent sert à justifier l’innovation, non une certaine configuration de l’avenir.
Pour préciser mon propos, je renvoie au rapport de suivi du programme-cadre de recherche et d’innovation à horizon 2020 dont s’était dotée l’Union européenne, pour répondre aux défis auxquels elle doit faire face (le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, le vieillissement de la population…). En une cinquantaine de pages, ce rapport mentionnait le mot innovation plusieurs centaines de fois, sans jamais prendre la peine de le définir. Comme s’il était l’évidence même. Si l’on veut éviter que l’Europe perde sa place ou s’efface, nous disait en substance ce rapport, il faut innover ! En d’autres termes, c’est l’état critique du présent qui sert à justifier l’innovation, non une certaine configuration de l’avenir.
Le progrès avait quelque chose de « consolant » : il nous console des malheurs du présent en donnant un sens aux sacrifices qu’il oblige à consentir.
Une vision qui repose sur l’idée d’un temps corrupteur, au sens où, laissé à son libre cours, il ne pourrait que dégrader la situation.
Or, l’idée de progrès s’appuie sur une tout autre vision du temps. Celle d’un temps constructeur, complice de notre liberté, permettant d’imaginer un futur désirable, attractif, crédible – et pas seulement utopique – et d’œuvrer à son avènement. Selon Kant, le progrès a quelque chose de « consolant » : il nous console des malheurs du présent en donnant un sens aux sacrifices qu’il oblige à consentir. Au nom du progrès, on pouvait en effet concevoir de se sacrifier dès lors que cela permettait à nos descendants de profiter de conditions de vie meilleures.
L’idée de progrès s’appuie sur une tout autre vision du temps. Celle d’un temps constructeur, complice de notre liberté, permettant d’imaginer un futur désirable, attractif, crédible.
Si l’idée de progrès est aussi séduisante, comment en expliquer la disparition dans nos discours ?
E.K : Il faut certainement combiner plusieurs hypothèses pour être en mesure de répondre à cette question : est-ce parce que nous avons renoncé à une philosophie de l’histoire, autrement dit à une lecture qui lui donne un sens ? Ou est-ce parce que les nouvelles qu’on nous annonce sont trop sombres pour qu’on puisse se projeter dans le futur ? Et n’oublions pas que l’idée de progrès avait une dimension temporelle, bien sûr, mais aussi une dimension spatiale (au bénéfice des générations futures mais aussi de tous les contemporains).
Sans doute est-ce cette deuxième dimension qui illustre l’échec de l’idéal du progrès : à l’échelle mondiale, les inégalités augmentent et nous peinons à voir où nous aurions progressé en « humanité » et en sagesse…
Les pères fondateurs de l’idée de progrès seraient catastrophés de voir que des gens dorment dans la rue au bas d’immeubles cossus.
Pourquoi les décisions en matière de technosciences sont-elles si difficiles à prendre ?
E.K : Ce qui rend la situation délicate, c’est que nous sommes soumis à des informations scientifiques contradictoires. L’idée de progrès présuppose que le futur soit configuré d’une façon à la fois attractive et crédible. Or, aujourd’hui, cette possibilité n’est pas garantie. Si l’on avait à traiter uniquement la survenue du numérique, on pourrait créer une économie qui nous soulagerait des tâches répétitives afin de léguer à nos enfants un monde plus agréable. Mais si l’on tient compte des connaissances scientifiques dont nous disposons à propos de l’évolution du climat, de la biodiversité, de la biologie, de la raréfaction des ressources, du vieillissement des populations et de bien d’autres sujets, le monde qui s’annonce est plutôt inquiétant.
À l’échelle mondiale, les inégalités augmentent et nous peinons à voir où nous aurions progressé en « humanité » et en sagesse…
La tâche qui nous incombe désormais est d’effectuer un travail d’envisagement, consistant à déterminer ce que nous voulons en tenant le plus grand compte de ce que nous savons. Comment imaginer l’avenir, comment lui donner une figure en combinant nos désirs à nos connaissances ? L’exercice s’annonce difficile, parce que nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge. Nous avons perdu les moyens de discerner facilement quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Qu’est-ce qui va survenir en prolongement de ce qui est ? Nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Mais comment savoir ce qui va se passer, si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ?
Si l’on tient compte des connaissances scientifiques dont nous disposons le monde qui s’annonce est plutôt inquiétant.
Doit-on se préparer à une transformation radicale de la condition humaine ?
E.K : C’est ce que le discours transhumaniste envisage, en proposant à l’idée de progrès l’occasion d’une rédemption. Le message est que l’homme serait fatigué d’être lui-même et qu’il faudrait accélérer son évolution par la technologie.
En lisant le projet du post-humanisme plus en détail, on découvre que ce n’est pas une idéologie du progrès mais de la rupture. On parle de « renaissance ».
Il y a une phobie de la continuité, on veut du disruptif.
Ce qui est visé, c’est une sorte d’Humanexit. Deux voies sont possibles pour l’« augmentation » : le cyborg et l’homme bionique, avec la possibilité de les mixer et d’offrir aux individus ce que certains appellent la « pensée intégrale ». Tout cela ne pourra pas concerner le genre humain tout entier, mais seulement une fraction… Les humains ne partageraient donc plus la même condition humaine. Certes, ce n’est pas nouveau, mais la différence est dans la symbolique. Au Moyen Âge, un duc avait droit de vie et de mort sur un serf mais lorsque ce duc avait une rage de dents, il souffrait comme le serf.
Son espérance de vie n’était sans doute pas beaucoup plus grande que la sienne. Aujourd’hui, l’accès à la technologie donne la possibilité d’échapper, en un sens, à certains invariants de la condition humaine.
En lisant le projet du posthumanisme plus en détail, on découvre que ce n’est pas une idéologie du progrès mais de la rupture.
Les ressources spirituelles peuvent-elles nous aider à nous extraire du présentisme et à retrouver le temps long ?
E.K : Il y a un esprit des Lumières dont nous proclamons volontiers être les dignes héritiers. C’est un esprit qui promeut l’autonomie de l’entendement et la primauté de l’esprit scientifique sur la Providence. Cette tendance s’accompagne bien sûr d’une croissance de l’esprit critique.
Cet esprit des Lumières est aussi celui qui pose la finalité humaine de nos actes : on ne vise pas Dieu, mais les hommes. On vise l’humanité telle qu’elle pourrait devenir sur cette terre. On propose en somme la quête du bonheur en remplacement de l’aspiration au salut.
Dans son fameux discours de Harvard prononcé le 8 juin 1978 et intitulé « Le déclin du courage », Alexandre Soljenitsyne précisait
cela : l’humanisme rationaliste des Lumières est en fait une
« autonomie humaniste » qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute force placée au-dessus de lui.
On ne vise pas Dieu, mais les hommes.
La philosophie des Lumières serait en quelque sorte un anthropocentrisme qui réclame que l’idée de l’homme soit posée au centre, sinon de ce qui existe, du moins de ce qui doit être pensé comme ayant une valeur suprême. L’homme moderne prétend se suffire à lui-même, s’autocréer, forger par lui seul les normes de son existence. Mais il se peut qu’il ait visé trop bas, c’est-à-dire le ventre plutôt que la tête, fourvoyant l’esprit des Lumières dans la platitude du matérialisme et de la consommation. Sans doute nous faut-il corriger le tir…
L’homme moderne prétend se suffire à lui-même. Mais il se peut qu’il ait visé trop bas, c’est-à-dire le ventre plutôt que la tête, fourvoyant l’esprit des Lumières dans la platitude du matérialisme et de la consommation.
De vos propos émane une volonté de susciter la réflexion et une foi dans l’homme. Dans quel terreau germe votre espérance ?
E.K : Je n’ai jamais pensé qu’un jour adviendrait où tout se mettrait à aller bien. Mais je crois que mon espoir vient de ma conviction qu’il est temps pour nous de faire progresser l’idée de progrès, c’est-à-dire de la soumettre à elle-même ! Nous sommes désormais tous invités à sortir des turbulences de l’actualité pour lancer des idées sur l’avenir, qu’il s’agisse de perspectives heureuses ou tragiques.
Il est temps pour nous de faire progresser l’idée de progrès, c’est-à-dire de la soumettre à elle-même !
Mais cela suppose que nous nous posions collectivement les bonnes questions : où sont les véritables déterminismes ? Quelles seront les conséquences de nos erreurs, caprices et aveuglements ? La réponse à ces questions relève finalement d’une sorte de pari pascalien : soit nous considérons que l’avenir nous « tombera dessus » comme le ciel sur la tête, soit nous admettons qu’il ressemblera, peu ou prou, à ce que nous aurons voulu en faire. À nous de jouer !
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