L’éducation face au défi de l’engagement des jeunes

Publié le
13/12/24

Dans un monde en crise, les sciences politiques et morales apportent des repères essentiels pour s'engager et mieux vivre ensemble. Comment l’école peut-elle transmettre ces savoirs et préparer les jeunes à habiter ce monde complexe ? Une réflexion qui allie transmission, action et engagement citoyen.

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Entretien avec Louis-Marie Piron, membre du conseil scientifique du séminaire Quelle science politique et morale pour le XXIe siècle ? Pour quel enseignement ? du département de recherche Politique et Religions au Collège des Bernardins.

Louis-Marie Piron est délégué général aux relations internationales et européennes de l’Enseignement catholique.

En entendant parler d’enseignement de la morale, on pense parfois à l’école du XIXe siècle, avec ses maximes recopiées à la craie sur des tableaux noirs. Pourquoi ce sujet n’est-il pas vieille école, mais au contraire essentiel pour notre monde contemporain complexe ?

Ce n’est pas une question de reprendre en main une morale "perdue", mais de réactualiser et de redonner des bases essentielles.

On a fait le constat qu’il y a un vrai déficit d’engagement social, politique et moral, surtout chez les jeunes. Ils s’intéressent peu aux grandes questions et préfèrent souvent agir à l’échelle locale. Ceux qui pourraient avoir un engagement équilibré sur des idées larges, plutôt modérées, semblent se détourner des enjeux nationaux. En revanche, les jeunes attirés par les extrêmes investissent davantage ces espaces.

Ce manque de repères est préoccupant. On le voit aussi chez les élus locaux, comme les maires, qui sont de plus en plus nombreux à abandonner face à des charges et des agressions constantes. Ce n’est pas une question de reprendre en main une morale "perdue", mais de réactualiser et de redonner des bases essentielles. Aujourd’hui, il y a un vrai besoin de retrouver des connaissances fondamentales pour mieux vivre ensemble. L’enseignement de la morale peut répondre à ce besoin.

Lire un article sur : Pourquoi la démocratie a besoin de la religion

Vous avez creusé ces questions pendant deux ans dans un séminaire de recherche au Collège des Bernardins, comment cela s’est-il construit ?

Il y a un manque d’engagement et de compréhension des questions morales et politiques.

Ce projet est né de rencontres et d’échanges, notamment avec Antoine Arjakovsky, le Père Jean-Baptiste Arnaud, Pierre Marsollier et moi-même. C’est à travers ces discussions, particulièrement avec Antoine, qu’on a fait un constat : il y a un manque d’engagement et de compréhension des questions morales et politiques.

On a vu qu’il manquait à la fois une transmission des grandes ressources disponibles sur ces sujets et une réelle prise en charge par les enseignants et les établissements, qu’ils soient catholiques ou non. À partir de là, on a voulu réfléchir à ce qu’on pouvait apporter. On a commencé par ce séminaire de deux ans, qui nous a permis de travailler pour nous-mêmes, avant de chercher à en tirer quelque chose de concret, utile pour les enseignants, les éducateurs, les formateurs, et surtout pour les jeunes.

En quoi votre approche diffère-t-elle de l’enseignement moral et civique tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans les programmes officiels ?

Notre approche est différente, car elle est centrée sur l’action.

L’enseignement moral et civique (EMC) actuel, tel qu’il est prévu dans les programmes de l’Éducation nationale du CP à la terminale, repose surtout sur des contenus théoriques : des références, des principes, des éléments historiques. Par exemple, on enseigne ce qu’est la démocratie, l’égalité hommes-femmes, ou les grands repères politiques et sociaux. C’est important, mais ça reste de l’ordre du savoir à transmettre.

L’idée, ce n’est pas d’imposer des principes, mais de les faire découvrir par la pratique.

Notre approche est différente, car elle est centrée sur l’action. On pense que pour comprendre des notions comme la solidarité, la charité ou le bien commun, il faut les vivre. Par exemple, dans une classe ou un établissement, il faut créer des projets concrets où les élèves expérimentent ces valeurs. L’idée, ce n’est pas d’imposer des principes, mais de les faire découvrir par la pratique. C’est comme dans un cours pratique : quand on apprend la menuiserie, on ne se contente pas de regarder le professeur, on apprend en faisant.

 

Comment cet enseignement s’intègre-t-il dans les enjeux scolaires contemporains, dans un contexte de débat permanent autour de la baisse du niveau ?

La baisse du niveau scolaire constatée par PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) est indéniable, surtout en France. Mais notre travail ne vise pas directement à améliorer ces résultats académiques. Ce n’est pas notre entrée. PISA évalue des disciplines comme les mathématiques, les langues, ou les sciences, alors que nous, on s’intéresse à un autre domaine : comment préparer les jeunes à vivre dans un monde complexe.

On met souvent en avant l’idée que les jeunes doivent être prêts à affronter un monde ultra-compétitif, mais on oublie qu’on réussit mieux en coopérant.

Quand l’école a accompli sa mission première – enseigner les programmes, préparer aux examens – il reste une autre tâche essentielle : apprendre à habiter le monde. Les jeunes doivent être capables d’affronter des enjeux comme les tensions géopolitiques, les replis identitaires ou les défis climatiques. Ils doivent aussi apprendre à ne pas avoir peur de l’autre, à vivre ensemble et à coopérer.

La logique de PISA, qui favorise la compétition entre pays, reflète d’ailleurs un problème plus large. On met souvent en avant l’idée que les jeunes doivent être prêts à affronter un monde ultra-compétitif, mais on oublie qu’on réussit mieux en coopérant.

 

Vous avez affirmé au cours de ce séminaire que l’école doit se mêler de morale et de politique, pouvez-vous expliquer pourquoi ?

L’école, par nature, est un lieu où les jeunes apprennent à vivre ensemble. Cela dépasse l’apprentissage des matières classiques comme les mathématiques ou le français. À l’école, les enfants et les adolescents expérimentent la vie en société, ce qui en fait un espace privilégié pour réfléchir aux questions politiques et morales. Ce n’est pas seulement un lieu de savoir, mais aussi un lieu de socialisation.

Au lycée, les jeunes atteignent l’âge de voter.

Quand les enfants sont tout petits, par exemple en maternelle, ils apprennent des choses très simples : qu’utiliser la violence envers un camarade, ce n’est pas acceptable, mais qu’au contraire, s’entraider est bénéfique. Cette première découverte de la relation à l’autre est un apprentissage fondamental qui se prolonge tout au long de leur parcours scolaire.

Au lycée, les jeunes atteignent l’âge de voter. Si l’école ne les prépare pas à cette responsabilité, qui le fera ? On ne peut pas attendre que tout se fasse au sein des familles, car ce n’est pas toujours le cas. Et aujourd’hui, il y a très peu de jeunes qui s’engagent tôt dans des syndicats ou des mouvements politiques, comme c’était plus fréquent il y a quelques décennies. L’école a donc un rôle important à jouer : non pas en faisant de la politique partisane, mais en aidant les élèves à comprendre ce que signifie participer à la vie sociale et citoyenne.

 

Lire un article sur : Comment réconcilier éthique et politique

Quelles pistes avez-vous explorées pour mettre en place les recommandations de ce séminaire à l’école ?

Quand les jeunes voient l’impact direct de leurs actions, ça leur donne envie de continuer.

Pour que les élèves s’engagent, il faut partir du concret. Par exemple, au lieu de simplement parler d’écologie, on peut monter un projet pour végétaliser une cour d’école et en mesurer l’impact sur la température, le cadre de vie, la biodiversité. Quand les jeunes voient l’impact direct de leurs actions, ça leur donne envie de continuer. Si au contraire rien ne change, ils se démotivent.

Les délégués de classe sont aussi un bon exemple. Aujourd’hui, on leur fait faire une petite campagne électorale, on les élit, et après ils n’ont pas de vrais pouvoirs et ne peuvent pas appliquer leur programme. C’est un simulacre de démocratie. Une façon de mieux faire serait par exemple de leur confier un budget ou de les intégrer à certains groupes décisionnels. Cela leur permettrait de participer réellement à la prise de décision, tout en apprenant ce que signifie la responsabilité.

 

Comment former les éducateurs pour transmettre ces notions ?

Il faut créer une culture de coopération et de partage au sein des établissements.

La formation continue des éducateurs est essentielle, mais il ne s’agit pas seulement de leur donner des outils techniques. Il faut aussi créer une culture de coopération et de partage au sein des établissements. L’une des clés, c’est d’encourager les enseignants à échanger leurs pratiques. Par exemple, un professeur pourrait assister à un cours donné par un collègue, non pas pour le contrôler, mais pour s’inspirer de sa manière de faire. Malheureusement, ce type d’initiative est encore perçu comme du "flicage" dans beaucoup d’endroits, alors qu’il pourrait être une source d’apprentissage mutuel.

Le simple fait de mettre en lumière ce qui fonctionne peut être bénéfique.

Un exemple marquant, c’est celui d’un établissement qui n’organisait jamais de portes ouvertes. Le jour où ils ont finalement décidé d’en organiser, les premiers à en bénéficier ont été les membres de l’établissement eux-mêmes. Les enseignants et le personnel ont pris conscience de tout ce qu’ils faisaient déjà, des initiatives en place, et de l’impact qu’ils avaient sur leurs élèves. Cela montre à quel point le simple fait de mettre en lumière ce qui fonctionne peut être bénéfique.

À l’échelle européenne, cette logique de partage est tout aussi importante. Lorsqu’on organise des groupes de travail entre différents pays, on découvre des pratiques formidables qui pourraient inspirer d’autres contextes. Ce type de collaboration est essentiel, car il montre qu’il est possible de sortir de l’isolement propre à l’enseignement, qui est souvent perçu comme une profession libérale où chacun travaille dans son coin.

Cette approche peut-elle se concevoir hors du cadre de l’enseignement catholique ?

Oui, on peut tout à fait envisager une approche similaire dans un cadre non catholique, à partir des mêmes bases : des valeurs comme la solidarité, le bien commun, ou encore la coopération. Ce sont des principes largement partagés, qui peuvent servir à construire une éducation morale et politique efficace, même sans dimension religieuse.

On évite une approche moralisatrice.

Mais ce que la tradition catholique apporte en plus, c’est une profondeur liée à l’enseignement social de l’Église. Par exemple, dans Fratelli Tutti, le pape François parle d’"amitié sociale" : une fraternité qui dépasse les divisions pour construire ensemble un bien commun durable. C’est une vision qui s’exprime aussi dans des démarches éducatives concrètes. Je pense à ce prof qui disait à ses élèves : "L’objectif, ce n’est pas que toi tu aies ton bac, c’est que toute la classe réussisse." Cette idée de ne laisser personne de côté est profondément chrétienne, parce qu’elle mêle la réussite individuelle et collective dans un même mouvement.

Lire nos articles sur La doctrine sociale de l'Église

En dehors du cadre catholique, certains aspects se perdent, notamment la foi, la transcendance, et les sacrements. Ces éléments donnent une autre dimension à cette solidarité : ils permettent un accompagnement qui n’est pas simplement technique ou moral, mais spirituel. En même temps, on évite une approche moralisatrice. Le but, ce n’est pas de juger, mais d’accompagner chacun là où il en est. Le Christ n’a jamais rejeté les autres, et c’est cette logique d’accompagnement qu’on essaie de transmettre. C’est une morale qui tend vers l’idéal, mais sans être rigide ou autoritaire.

Cela ne veut pas dire qu’une approche non catholique est sans intérêt. Elle peut être très proche sur le fond. Mais le cadre chrétien permet d’articuler tout cela avec une profondeur supplémentaire, en mêlant foi, transcendance et engagement concret. Ça enrichit et donne un sens plus large à l’ensemble de la démarche.

 

Comment avez-vous réussi à conjuguer les perspectives du Collège des Bernardins et de l’Enseignement catholique pour ce projet ?

Nous ne parlions pas exactement le même langage, et pourtant, on a réussi à faire en sorte que ça fonctionne.

Ce séminaire est une réussite car la collaboration entre le Collège des Bernardins et l’Enseignement catholique est le fruit d’une véritable volonté des deux côtés, et elle a été très enrichissante. Nos façons de travailler sont très différentes : aux Bernardins, vous êtes un centre de recherche intellectuel, alors que à l’Enseignement catholique, nous sommes des praticiens du terrain. Nous ne parlions pas exactement le même langage, et pourtant, on a réussi à faire en sorte que ça fonctionne.

Du côté de l’Enseignement catholique, nous nous sommes sentis vraiment bien accueillis aux Bernardins. Notre réalité, nos façons de faire, ont été prises en compte, et de notre côté, nous avons a fait l’effort de comprendre ce qui se disait en face. Cet ajustement permanent a été la clé de notre collaboration, et c’est ce qui l’a rendue si précieuse.

 

Pour approfondir les sujets de ce séminaire et découvrir les pistes concrètes proposées par les spécialistes, retrouvez le livre « Révéler la politique », publié en septembre 2024 chez Hermann.

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