Méditerranée : comment la religion redessine la géopolitique

Publié le
9/10/24

Berceau des religions monothéistes et théâtre de tensions migratoires et politiques, la Méditerranée abrite des sociétés, des croyances et des régimes très variés. Comment ces différences cohabitent-elles ? L'influence religieuse diminue-t-elle face à la modernité ou se renforce-t-elle avec les conservatismes ? Quel rôle jouent les religions dans l'escalade des conflits et la construction de la paix ?

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Entretien avec Imad Khillo, co-directeur du séminaire, Géopolitique et religions autour de la Méditerranée : entre permanence et recomposition du pôle de recherche Politique et Religions au Collège des Bernardins.

Le séminaire « Géopolitique et religions autour de la Méditerranée » explore les dynamiques complexes de cette région. Pourquoi le fait religieux est-il central dans vos recherches et en quoi est-il historiquement incontournable pour comprendre cette zone ?

La Méditerranée, berceau des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam), a vu ces croyances se diffuser largement à travers ses différentes rives, marquant profondément non seulement les sociétés locales, mais aussi les cultures et les structures politiques. De ce fait, la religion ne peut être envisagée uniquement sous l’angle spirituel, car elle représente également un facteur fondamental dans la construction des identités collectives et dans la structuration des relations entre les communautés. Aujourd’hui, ces religions continuent d’être exploitées à des fins de pouvoir et de contrôle territorial, tout en étant le théâtre d’interprétations politiques, culturelles et identitaires souvent divergentes. Historiquement, la Méditerranée a été à la fois unifiée et fragmentée par la rivalité entre empires dont les religions concurrentes ont façonné les rapports de force, donnant naissance à un espace paradoxal où se croisent radicalités, antagonismes, mais aussi initiatives de dialogue œcuménique et interreligieux.

Que l’on pense aux croisades, à la Reconquista, à l’expansion ottomane ou encore aux Églises qui ont soutenu les mouvements d'indépendance au sud de la Méditerranée, la religion a été un moteur majeur des transformations historiques.

Le fait religieux, loin d’être un simple élément décoratif des sociétés méditerranéennes, a toujours joué un rôle prépondérant dans les bouleversements géopolitiques qui ont jalonné l’histoire de cette région. Que l’on pense aux croisades, à la Reconquista, à l’expansion ottomane ou encore aux Églises qui ont soutenu les mouvements d'indépendance au sud de la Méditerranée, la religion a été un moteur majeur des transformations historiques. À l’heure actuelle, elle demeure un élément incontournable pour comprendre les tensions géopolitiques contemporaines, qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de la montée de l’islamisme politique ou des luttes interconfessionnelles qui persistent dans plusieurs pays de la région. En somme, la Méditerranée a longtemps alimenté des imaginaires puissants d’unité religieuse, souvent porteurs d’un impératif d’universalité, justifiant ainsi non seulement la domination des mers et la conquête des terres, mais aussi l’imposition d’une autorité morale et légale sur les populations qui y vivaient. Par ailleurs, cette région a encouragé non seulement la mobilité des figures religieuses, mais aussi leur emprise sur les territoires, en s’adaptant aux spécificités géographiques et sociales locales. Cela a permis de renforcer un modèle de pouvoir spirituel et temporel en constante recomposition.

 

Vos recherches se concentrent sur un espace restreint au sein de dynamiques géopolitiques globales. Qu’est ce qui fait de cet espace méditerranéen un sujet d’étude pertinent alors qu’il recouvre des réalités religieuses et politiques très différentes ?

Aujourd'hui, le monde ne se résume plus à une simple carte délimitée par des frontières, mais s'apparente à un réseau complexe de flux migratoires et d'influences qui façonnent les relations entre États. Cette région géographique a joué, pendant des millénaires, un rôle de carrefour où se sont croisées grandes civilisations, routes commerciales majeures, ainsi que des idées et religions ayant marqué l’histoire. La diversité religieuse, culturelle et politique qui caractérise cet espace en fait un objet d'étude particulièrement fascinant, en raison de son importance historique et stratégique dans les dynamiques géopolitiques mondiales. La Méditerranée, en plus de relier trois continents (l'Europe, l'Asie et l'Afrique) constitue un espace où cohabitent des systèmes politiques et religieux souvent antagonistes, mais dont l'interaction constante façonne les dynamiques géopolitiques et culturelles. Cela révèle la richesse des échanges entre des sociétés aux identités et intérêts parfois divergents, mais toujours interconnectées à travers l'Histoire. Plutôt que d'être un frein, cette diversité offre un cadre d'analyse privilégié pour examiner les effets de la mondialisation, les processus d'intégration régionale et les conflits identitaires. Par exemple, cette région permet de comprendre comment les identités religieuses influencent les alliances politiques et comment des tensions locales peuvent avoir des répercussions globales, notamment à travers les migrations, les conflits armés ou les flux économiques. Le thème des pèlerinages en Méditerranée illustre également comment cette région, marquée par une forte concentration de lieux saints et de mouvements de populations à vocation religieuse, est le théâtre de revendications politiques constantes.

Cette région géographique a joué, pendant des millénaires, un rôle de carrefour où se sont croisées grandes civilisations, routes commerciales majeures, ainsi que des idées et religions ayant marqué l’histoire.

L’histoire méditerranéenne montre une continuité des échanges, même en temps de crise. Les interactions religieuses, culturelles et politiques qui s’y déroulent en font un modèle d’étude pour les relations entre le local et le global, entre la tradition et la modernité, ainsi qu'entre le conflit et la coopération. Ainsi, analyser la Méditerranée revient à explorer un microcosme des dynamiques mondiales, tout en tenant compte de la richesse et de la singularité de chaque composante de cet espace.

Au sein de cet espace Méditerranéen, le religieux peut influencer des domaines tels que le droit, l'identité nationale, la condition féminine ou même la politique étrangère. Tandis que certains pays sont sécularisés ou se sécularisent, d'autres restent plus conservateurs. Pouvez-vous nous parler de ces influences et de la manière dont les dynamiques de sécularisation et de conservatisme affectent les équilibres stratégiques ?

Dans certains pays sécularisés, comme la Turquie, la religion est considérée comme une affaire privée, tandis que l'État fonctionne dans un cadre strictement laïc. Cependant, avec l'urbanisation croissante et l'émergence de nouvelles classes sociales en Turquie, la société, bien que toujours attachée à ses traditions religieuses, est aussi influencée par une modernité qui l'entraîne progressivement vers une forme de sécularisation. Ce processus de transformation, où les pratiques religieuses continuent d'exister tout en étant influencées par les aspirations contemporaines, illustre une évolution plus large vers une cohabitation entre tradition et modernité. La sécularisation permet souvent une plus grande souplesse dans l'élaboration des lois, notamment en matière de droits civils et des femmes, en dissociant les sphères religieuse et juridique. Par exemple, des avancées dans les domaines de l'éducation ou des droits reproductifs sont souvent plus visibles dans ces contextes.

La sécularisation permet souvent une plus grande souplesse dans l'élaboration des lois, notamment en matière de droits civils et des femmes, en dissociant les sphères religieuse et juridique.

Sur la scène internationale, les pays sécularisés tendent à promouvoir des valeurs comme la démocratie, les droits de l'homme et le pluralisme, ce qui peut les opposer à des États plus conservateurs. À l'inverse, dans des pays où la religion reste fortement ancrée, comme l'Arabie saoudite, l’Égypte ou le Maroc, les lois sont souvent basées sur les préceptes religieux, notamment islamiques, ce qui peut ralentir les progrès dans certains domaines comme les droits des femmes ou la liberté religieuse des minorités. Dans ces sociétés, l'identité nationale est souvent construite autour d'une religion dominante, renforçant ainsi un conservatisme social. Par exemple, les lois concernant le statut des femmes restent largement influencées par des principes religieux, favorisant la complémentarité des genres plutôt que l'égalité stricte, comme elle est comprise dans les systèmes purement juridiques. Cette approche, bien qu'elle puisse reconnaître des rôles distincts pour les hommes et les femmes, s'éloigne de l'idée d'égalité des droits en mettant l'accent sur une répartition des responsabilités basée sur des valeurs traditionnelles et religieuses.

L'identité nationale est souvent construite autour d'une religion dominante, renforçant ainsi un conservatisme social.

En matière de politique étrangère, ces États religieux alignent souvent leurs actions internationales sur leurs convictions religieuses, ce qui façonne leurs alliances et leurs engagements. Par exemple, la montée de l'islamisme politique dans certains pays a profondément redéfini les relations géopolitiques et les conflits en Méditerranée, bouleversant les équilibres traditionnels. Les États sécularisés, face à cette montée de l'influence religieuse, perçoivent ces mouvements comme une menace pour leur stabilité interne ou leur modèle de société laïque, les incitant à intervenir stratégiquement sur la scène internationale. Ces interventions peuvent prendre la forme d'un soutien aux forces laïques ou d'actions diplomatiques et militaires visant à contenir l'influence des mouvements islamistes, perçus comme un facteur potentiel de déstabilisation dans la région.

Les États sécularisés, face à cette montée de l'influence religieuse, perçoivent ces mouvements comme une menace pour leur stabilité interne ou leur modèle de société laïque, les incitant à intervenir stratégiquement sur la scène internationale.

On parle justement beaucoup des conséquences négatives du fait religieux en Méditerranée, comme le recul des droits des femmes, les conflits armés ou l'instrumentalisation politique. Mais quel rôle les religions jouent-elles en tant que vecteurs de paix dans cette région ?

Les institutions religieuses peuvent prospérer et apporter une contribution positive au bien commun lorsqu'elles réussissent à mobiliser, de manière équilibrée, des forces qui dépassent leurs frontières confessionnelles et liturgiques. En conjuguant harmonieusement leurs dimensions morales et politiques, ces institutions tirent parti non seulement des ressources de l'imagination et de la transmission, mais aussi de la régulation et de la résistance, jouant ainsi un rôle central dans les dynamiques sociales, culturelles et spirituelles, tout en visant un équilibre dépassant leurs propres intérêts. Il est donc essentiel de reconnaître que les religions peuvent également jouer un rôle clé en tant que promoteurs de paix dans cette région. Leur influence peut être déterminante pour encourager le dialogue, la réconciliation et la solidarité à différents niveaux.

Un exemple marquant de cette dynamique est la Déclaration pour le Jubilé du 23 novembre 2015, au Collège des Bernardins, qui a constitué un tournant historique dans les relations entre Juifs et Chrétiens en France. Cet événement souligne l'importance croissante du dialogue interreligieux dans un monde en proie aux tensions. Les religions (judaïsme, christianisme et islam) partagent des valeurs fondamentales telles que la paix, la justice et la compassion. Ces principes, souvent mis en avant par les leaders religieux, servent à promouvoir la compréhension mutuelle et à apaiser les tensions. De nombreux exemples illustrent cela, comme les rencontres entre le Pape François et des responsables musulmans ou juifs, ainsi que des initiatives locales interreligieuses, dont l'objectif est de désamorcer les conflits en misant sur les points communs plutôt que sur les divergences. L’événement du 23 novembre 2015 s’inscrit dans cette dynamique, marquant un jalon important pour le renforcement du dialogue entre ces deux communautés et unissant leurs efforts pour promouvoir la coexistence pacifique et le respect mutuel.

Les religions (judaïsme, christianisme et islam) partagent des valeurs fondamentales telles que la paix, la justice et la compassion.

Dans une région où les communautés sont souvent imbriquées et où l’histoire alterne entre périodes de paix et de conflits, la religion peut également jouer un rôle fédérateur. Les moments de coexistence pacifique dans l’histoire montrent que les religions peuvent servir de ponts entre les peuples, en posant des bases éthiques et spirituelles favorables à la tolérance et à la cohabitation harmonieuse. De plus, les mouvements religieux jouent un rôle clé dans les processus de réconciliation post-conflit. Le cas du Liban est exemplaire : après une guerre civile marquée par des affrontements religieux, les chefs religieux ont été essentiels dans les négociations de paix et la reconstruction du tissu social. Par ailleurs, de nombreuses organisations religieuses œuvrent dans des domaines tels que l’éducation, la santé et l’aide aux réfugiés, renforçant la cohésion sociale et créant des espaces de paix dans des régions souvent vulnérables ou en crise. Également, dans le cadre de la crise migratoire en Méditerranée, plusieurs de ces organisations religieuses se sont particulièrement engagées, offrant protection et soutien aux migrants et réfugiés, et contribuant ainsi à la stabilité et à la solidarité dans cette zone stratégique.

Le cas du Liban est exemplaire : après une guerre civile marquée par des affrontements religieux, les chefs religieux ont été essentiels dans les négociations de paix et la reconstruction du tissu social.

Lire un article sur Les Eglises, l'Ukraine et la paix.

En effet, l’importance de la question migratoire ne cesse de croître, et elle sera amplifiée par le changement climatique. Face à ces enjeux grandissants, pensez-vous que le fait religieux continuera d'occuper une place centrale dans la géopolitique méditerranéenne ?

Plus que jamais, la Méditerranée se révèle être le théâtre de mouvements migratoires d’une complexité inédite, qu’ils soient provoqués par des facteurs politiques, économiques ou religieux, et ces flux incessants, loin de se résorber, engendrent presque quotidiennement des drames humains tragiques, tout en bouleversant en profondeur les dynamiques stratégiques, géopolitiques et religieuses qui régissent cette région. En effet, ces migrations, touchant toutes les rives de la Méditerranée, redessinent en permanence les rapports de pouvoir, modifient les alliances traditionnelles et exacerbent des tensions parfois anciennes entre les différents acteurs régionaux. Elles obligent également à repenser les stratégies d'influence et à réajuster les priorités politiques.

Ces flux incessants, loin de se résorber, engendrent presque quotidiennement des drames humains tragiques, tout en bouleversant en profondeur les dynamiques stratégiques, géopolitiques et religieuses qui régissent cette région.

Le changement climatique, en provoquant des déséquilibres écologiques importants, entraînera inévitablement une augmentation significative des migrations et des déplacements forcés, accentuant ainsi la centralité du fait religieux dans la géopolitique méditerranéenne. Toutefois, le rôle de la religion, bien qu’encore déterminant, devra s’adapter et évoluer face à ces nouvelles réalités complexes, notamment en fonction des contextes locaux et des tensions qu'elles génèrent.

Dans ce contexte migratoire en pleine mutation, les communautés religieuses, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou juives, jouent un rôle primordial dans l’accueil et l’intégration des individus en déplacement, devenant non seulement des espaces d’appartenance pour ces populations déracinées, mais également des lieux où se construisent un nouveau sens et un nouveau destin commun. Un exemple emblématique de cette dynamique est la création, en 2012 à Rabat, de l’Institut œcuménique de théologie Al-Mowafaqa, un centre de formation universitaire destiné aux futurs responsables religieux issus d’Afrique subsaharienne, qui montre comment la religion peut, au-delà de ses fonctions cultuelles et identitaires, servir de vecteur pour promouvoir le dialogue interreligieux, faciliter l’intégration sociale et culturelle, et répondre ainsi aux défis posés par les flux migratoires croissants.

Les communautés religieuses, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou juives, jouent un rôle primordial dans l’accueil et l’intégration des individus en déplacement.

Le changement climatique, en augmentant la rareté des ressources naturelles et en accentuant les inégalités socio-économiques entre les différentes rives de la Méditerranée, risque de renforcer les tensions existantes et de provoquer des vagues migratoires massives, créant ainsi des défis supplémentaires pour les sociétés de la région. Dans ce contexte, la religion pourrait jouer un double rôle : d’un côté, elle pourrait fournir un cadre moral et identitaire essentiel, tant pour les migrants que pour les sociétés d’accueil, en offrant un soutien spirituel et communautaire dans des périodes de grande précarité et d’incertitude ; de l’autre, elle pourrait, dans certains cas, aggraver les tensions sociales, notamment en Europe, où les débats sur l’immigration sont souvent liés à des questions religieuses et identitaires, et où la présence de populations de cultures et de confessions différentes peut exacerber les crispations autour des thèmes de l’intégration et du multiculturalisme. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la capacité des institutions religieuses à contribuer à l’apaisement de ces tensions, en favorisant des initiatives de dialogue interculturel et interreligieux, mais aussi en mobilisant autour de questions globales comme la protection de l’environnement, à l’image de l’engagement du Pape François avec l’encyclique «Laudato si’ » en 2015, qui appelle à une prise de conscience collective face à la dégradation de notre planète. Ainsi, la religion, tout en jouant un rôle fondamental dans les récits identitaires et les dynamiques sociales, pourrait soit atténuer, soit amplifier les tensions en fonction des circonstances, et continuera d’influencer de manière déterminante les politiques publiques et les rapports de force dans la région.

Il ne faut pas sous-estimer la capacité des institutions religieuses à contribuer à l’apaisement de ces tensions, en favorisant des initiatives de dialogue interculturel et interreligieux, mais aussi en mobilisant autour de questions globales comme la protection de l’environnement.

Voir aussi : Les religions font-elles plus de bien que de mal ? avec Rémi Brague et Pierre Conesa

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