Foi et raison, soeurs ennemies ?
Depuis les Lumières, la foi et la raison sont souvent présentées comme étrangères l’une à l’autre, voire comme des sœurs ennemies. Pourtant, au cours de l’histoire, nombre de penseurs ont affirmé que croire peut-être aussi considéré comme un acte de la raison, mû par la grâce divine. Florent Urfels, aumônier de l'École Normale Supérieure, docteur en théologie et en mathématiques et professeur au Collège des Bernardins, nous explique que croire n'est pas incompatible avec l'exercice exigeant d'une raison éclairée.
L'histoire des rapports entre foi et raison a été assez tourmentée, de l’avènement de la foi chrétienne comme rupture au chemin d’une réconciliation moderne.
La foi est une folie qu’aucune raison n’explique
Saint Paul, qui n’est pas un philosophe mais est doté d’une bonne culture hellénistique et juive, est surtout sensible à la transcendance de la révélation sur les sagesses humaines :
« Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens. […] Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes ».
La foi est une folie, la folie de l’Amour crucifié, qu’aucune raison humaine n’est capable de définir ou d’expliquer. Dans le contexte de la persécution impériale, nourrie de paganisme, certains Pères de l’Église insistent comme saint Paul sur la rupture que représente la foi.
Ainsi Tertullien (v. 150-v. 230) qui exprime une opinion tranchée : « Pitoyable Aristote qui leur a enseigné la dialectique, également ingénieuse à construire et à renverser, fuyante dans ses propositions, outrée dans ses conjectures, sans souplesse dans ses raisonnements. » Les écoles de philosophie sont des concurrents qu’il importe de discréditer pour annoncer la nouveauté de l’Évangile.
Peut-on vraiment séparer l’existence en deux sphères étanches, celle de la vie ordinaire où l’on se fie à la raison, et celle de la religion où l’on s’en défie?
Le christianisme comme vraie philosophie
Cependant, il apparut progressivement aux chrétiens que l’histoire intellectuelle du paganisme n’était pas réductible à l’idolâtrie. Elle laissait transparaître un vrai désir de Dieu qui devait être reconnu et assumé. Saint Justin de Naplouse (v. 100-v. 168) en est très conscient. Il affirme que les païens qui ont vécu selon la raison (en grec logos) ont été comme par avance des chrétiens.
Cependant, il apparut progressivement aux chrétiens que l’histoire intellectuelle du paganisme n’était pas réductible à l’idolâtrie. Elle laissait transparaître un vrai désir de Dieu qui devait être reconnu et assumé.
Au contraire, ceux qui se sont abandonnés au vice et à l’erreur ont persécuté le Christ avant même sa venue sur terre. On assiste ainsi à une réappropriation de la philosophie par le christianisme: « Tout ce qui s’est dit de bien est nôtre », affirme Justin dans une formule à la fois grandiose et ambiguë.
À partir du IIIe siècle, la posture commune des Pères sera de présenter le christianisme comme la vraie philosophie. La théologie intègre ce qu’il y a de meilleur dans la philosophie antique mais, par le fait même, la rend inutile en tant que discipline indépendante.
Cependant, il apparut progressivement aux chrétiens que l’histoire intellectuelle du paganisme n’était pas réductible à l’idolâtrie. Elle laissait transparaître un vrai désir de Dieu qui devait être reconnu et assumé.
La philosophie sert la théologie
Après une période assez sombre au plan intellectuel (VIIIe-Xe siècles), la théologie latine va se reconstruire sur de nouvelles bases. Les premières universités apparaissent à Paris, Bologne et Oxford, à partir du XIIe siècle. La redécouverte d’Aristote conduit à la création de la faculté des arts où la philosophie est enseignée et développée pour elle-même, comme une science autonome.
Face à elle, la théologie précise son statut épistémologique. Certains estiment que la sacra doctrina (comme on la désigne à l’époque) ne doit pas adopter la méthode dialectique des philosophes.
La redécouverte d’Aristote conduit à la création de la faculté des arts où la philosophie est enseignée et développée pour elle-même, comme une science autonome. Face à elle, la théologie précise son statut épistémologique.
D’autres, dont saint Thomas d'Aquin (1225 - 1274), pensent que la théologie peut accueillir la dialectique tout en restant fidèle à son objet, qui est la révélation divine. Cet objet dépasse la raison, mais la raison surélevée par la grâce peut se l’approprier et constituer la théologie comme une véritable science, différente de la philosophie.
Saint Thomas postule un rapport harmonieux entre la nature et la grâce, donc entre la raison et la foi. « La lumière de la foi, qui nous est communiquée gratuitement, ne détruit pas les lumières naturelles que nous tenons de la nature".
Ainsi la théologie a besoin de la philosophie comme partenaire de véridiction des jugements qu’elle énonce. La théologie et la philosophie doivent coexister et dialoguer, ce que Thomas exprime dans la formule célèbre : philosophia ancilla theologiae, « la philosophie est servante de la théologie ».
"La lumière de la foi, qui nous est communiquée gratuitement, ne détruit pas les lumières naturelles que nous tenons de la nature." Saint Thomas d’ Aquin, Sur la Trinité de Boèce
L'émergence du rationalisme et du fidéisme
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, l’humanisme se coupe de plus en plus de la révélation, exaltant la nature humaine indépendamment de la grâce. La philosophie se greffe sur la renaissance païenne, face à une théologie scolastique sclérosée, symbole d’un ordre ancien discrédité.
Un historien des idées constate : « Même si des interférences sont toujours observables, philosophie et théologie deviennent globalement indépendantes l’une de l’autre. » Indépendance qui se transforme souvent en franche hostilité de la raison à l’égard d’une foi assimilée à de la superstition dépassée.
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, l’humanisme se coupe de plus en plus de la révélation, exaltant la nature humaine indépendamment de la grâce.
Ainsi Voltaire (1694-1778), dans son Sottisier publié à titre posthume: « Prier Dieu, c’est se flatter qu’avec des paroles on changera la nature » ; ou encore Auguste Comte (1798-1857) qui ambitionne de transformer sa philosophie positive en véritable religion de l’Homme : « Dieu n’est pas plus nécessaire au fond pour aimer et pour pleurer que pour juger et pour penser » (lettre à Mme Austin du 4 avril 1844).
Face au rationalisme athée, nombre de chrétiens adoptent une position défensive : le fidéisme, qui adosse la foi au sentiment individuel ou collectif plutôt qu’à la raison. Mais cette attitude est dangereuse pour la foi elle-même. Comment croire en un Dieu incapable de sauver la raison ? Et peut-on vraiment séparer l’existence en deux sphères totalement étanches, celle de la vie ordinaire où l’on se fie à la raison, et celle de la religion où l’on s’en défie ?
Face au rationalisme athée, nombre de chrétiens adoptent une position défensive : le fidéisme, qui adosse la foi au sentiment individuel ou collectif plutôt qu’à la raison. Mais cette attitude est dangereuse pour la foi elle-même. Comment croire en un Dieu incapable de sauver la raison ?
Vers une saine laïcité
Conscients de l’impasse dans laquelle s’enfermaient tant le rationalisme que le fidéisme, plusieurs philosophes et théologiens du XXe siècle s’efforcent de rétablir le contact. Parmi eux, le plus fécond est peut-être Maurice Blondel (1861-1949). Universitaire, philosophe et catholique convaincu, Blondel montre que la raison ne peut se refermer sur elle-même car le dynamisme de l’action, qui déborde la pensée, l’en empêche.
Pour s’achever lui-même – disons : « pour réussir sa vie » –, l’homme doit s’ouvrir à l’action en lui d’un Être qui lui est à la fois transcendant et immanent.
Conscients de l’impasse dans laquelle s’enfermaient tant le rationalisme que le fidéisme, plusieurs philosophes et théologiens du XXe siècle s’efforcent de rétablir le contact.
En sens inverse, la foi ne saurait s’intégrer à la nature en partant totalement de l’extérieur. Elle doit aussi épouser de l’intérieur ce dynamisme de l’action que chaque homme porte en lui-même. Blondel trace l’épure d’un dialogue renouvelé entre la foi et la raison auquel nous pouvons nous reporter aujourd’hui encore, dans le cadre d’une saine laïcité que beaucoup appellent de leurs vœux.
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