L'abaya, geste religieux ou effet de mode ?

L'abaya est-il un signe religieux, un vêtement culturel, ou même une forme de mode ? Dans le cadre complexe et ambivalent de la laïcité française, le débat sur l'abaya souligne le lien intrinsèque entre mode et religion. Alberto Fabio Ambrosio éclaire la polémique de l'abaya et les enjeux religieux de l'habit par ses recherches sur la Modest Fashion.

Publié le
25/9/23
No items found.

Découvrez notre cours à distance : Liberté et Laïcité

Alberto Fabio Ambrosio, vous êtes historien des religions, théologien, et vous avez co-dirigé avec Nathalie Roelens au Collège des Bernardins le séminaire de recherche Revêtir l’invisible, la religion habillée, dans lequel vous initiez une réflexion anthropologique et théologique sur la mode modeste.

Pourquoi faire une théologie de la mode ?

En plaçant son objet sous la lumière de Dieu, la théologie doit tout dire de tout. Non seulement elle a beaucoup à étudier et approfondir sur la mode, mais la mode aurait même plus à dire sur la religion que la religion de la mode. Souvent, la théologie s’est penchée sur la mode par le biais d’une critique moralisatrice, ce qui n’a pas apporté des éléments plus poussés pour analyser ce qu’est la mode dans un contexte social et contemporain.

Les réflexions portant sur ce binôme de mode & religion ne sont pas nouvelles. Nous pouvons penser par exemple à l’exposition de 2018 à New York sur l’imagination catholique et la mode ! Notre travail dans ce séminaire de recherche est de trouver dans la mode des références religieuses - et elles sont nombreuses ! Les stylistes, les créateurs, se nourrissent eux-mêmes des éléments de la culture religieuse.

La mode modeste revisite le code vestimentaire musulman en y introduisant du goût

En traitant du textile sans avoir conscience de ce que la complexité de la mode apporte, comme vision du monde, on loupe déjà une dimension essentielle du débat. 

La mode et la religion sont donc deux phénomènes globalisants  et c’est dans leur interaction, "entre éthique et esthétique" que se trouve la mode modeste. Pouvez-vous revenir sur les origines de la mode modeste et du vêtement de l’abaya ? De quoi parle-t-on exactement ?

L'expression "mode modeste" est apparue il y a quinze ans. Il vient d’abord du monde anglophone « Modest Fashion ». A partir des années 2000, l’Islam intègre dans l’espace européen occidental une esthétique plus proche des normes vestimentaires musulmanes. Ces dernières sont loin d’être tranchées : les multiples significations données au voile le montrent très bien. Le terme « hijab » n’est pas systématiquement défini comme étant un dogme religieux imposant le voile.

La réflexion autour d'une mode pudique est commune aux trois monothéismes, car elle vient interroger ce que l’on peut montrer ou non.

La mode modeste revisite donc le code vestimentaire propre à l'Islam en y introduisant du goût. Si elle vient du monde musulman, et probablement du monde juif auparavant, la religion chrétienne s’est également emparée de la réflexion théologique portée par la mode modeste. Elle est finalement commune aux trois monothéismes, car elle vient interroger ce que l’on peut montrer ou non.

Historiquement, avant d'être un habit de la Modest Fashion, l’abaya est d’abord un pardessus utilisé en Arabie Saoudite. Cette robe longue, entre modernité et tradition, est aujourd’hui de plus en plus répandue car remise au goût du jour par des marques de mode modeste. En réalité, le terme même de l’abaya n'est pas exact : telle qu’on la porte en France, elle correspond à ce qu'on appelle en Inde la "French Jilbab". 

Si nous reprenons la loi de 2004, l’interdiction d’un signe ou d’un habit religieux au sein de l’école publique dépend de la signification religieuse donnée à cet habit. Alors la question de fond est celle de savoir si porter l’abaya est un geste religieux ou non : est-il possible de limiter l’abaya a un habit culturel, voire à un effet de la montée de la mode modeste ?

Ce textile est lié avant tout à une géographie et à une culture. Mais nous parlons d'une culture qui a une relation étroite avec la religion. Alors bien sûr l’abaya est un vêtement traditionnel, mais la question de fond la voici : le culturel est marqué par le religieux et en est inséparable.

Porter une abaya n’est pas uniquement une pratique culturelle mais demeure un geste religieux.

Quant à parler d'une "mode", on pourrait croire qu'il s'agit d'une pratique superficielle et passagère, mais il n’y a rien d’anodin à porter une abaya. Cela demeure un geste religieux. Je construis justement dans mes travaux une analogie entre mode et religion car l’un ne va pas sans l’autre : un « effet de mode » a forcément un impact religieux. On oublie très facilement l’importance de la mode dans la société, dans l’espace public.

La virulence du débat de l’abaya doit en effet se comprendre dans le contexte très complexe de la laïcité française.

En effet, le cadre français cristallise ces débats de manière plus forte qu'ailleurs. Ce n’est pas étonnant que l’abaya prenne cette envergure ! La laïcité française a été construite dans un contexte judéo-chrétien. En 1905, le nombre de musulmans en France demeurait trop minoritaire pour que se pose la question vestimentaire des jeunes filles musulmanes. La question que se pose alors Aristide Briand est plutôt celle de la tenue religieuse des prêtres, à propos de laquelle l’Etat décide de ne pas intervenir car il estime que les catholiques s’adapteront de toute façon à ce nouvel esprit laïc, sans interdictions juridiques. Et effectivement, aujourd’hui, un prêtre n’arrivera pas en tenue religieuse à l’Assemblée nationale.

L’interdiction du port de l’abaya révèle un malaise de l’Etat français, en contradiction avec son héritage révolutionnaire

Porter une abaya est un geste qui interroge les ambivalences de la laïcité française. La Révolution Française a introduit un tournant dans l’histoire du vêtement par la fin des lois somptuaires. Chacun devient libre de se vêtir tel que mieux il le croit. Aujourd’hui, l’interdiction du port de l’abaya révèle un malaise de l’Etat français, en contradiction avec son héritage révolutionnaire. La laïcité française semble être dans une impasse car elle se retrouve à légiférer sur un objet qui contredit la liberté vestimentaire et d'expression religieuse. Mais ce faisant, elle sauvegarde ce qu’elle a de meilleur.

L’Etat français a fait le meilleur choix pour sauvegarder son esprit laïc. 

Il me semble que l’Etat a eu tout à fait raison d’interdire l’abaya, il ne pouvait pas faire autrement pour sauvegarder son esprit laïc. On peut parfois parler d'une laïcité anti-religieuse en France, et cela se voit avec la manière d’intervenir de l’Etat qui est ici quasiment de« supprimer » le problème. Et pourtant qualifier la laïcité ainsi est anticonstitutionnelle !

Cette ambivalence de la laïcité française, et l’explosion de la polémique de l’abaya, peut-elle se lire comme une invitation à repenser la laïcité française à la lumière des enjeux contemporains (la montée de l’Islam) ?

La France s’est construite sur un équilibre extrêmement complexe, entre droit de pratiquer sa religion et liberté d’expression, et on ne peut pas réinterpréter cette laïcité sur la pression de la montée de l’Islam.

Porter une abaya est un geste qui interroge les ambivalences de la laïcité française. 

L’histoire religieuse française est unique : elle s’est construite sur des bases profondément laïques, et il y a une discrétion de mise sur les questions religieuses, que l’on ne retrouve pas ailleurs. Donc pour la culture française, qui est marqué par une pudicité extrême par rapport à la religion, l’abaya, comme vêtement ostentatoire, est vécu comme une violence extrême.

Pour des raisons politiques et démagogiques, il est impossible que cette remise en question de la laïcité vienne de l’Islam : cela déclencherait une révolution. L’Etat a fait le meilleur choix, cette interdiction demeure totalement justifiée.

Vous poursuivez vos réflexions sur la mode modeste en interrogeant cette fois-ci son lien avec l'écologie, dans un second séminaire Ecologie de la mode : vers de nouvelles vertus ?

Après avoir exploré la Modest fashion et le concept de pudeur d'un point de vue historique et théologique, nous allons réfléchir aux pratiques vertueuses de la mode modeste à travers un autre type de sobriété, qui est celle de l'industrie textile, de la consommation. Notre analyse portera sur les fondements philosophies et théologiques des vertus écologiques, appliquées à la mode. 

Pour en savoir plus sur le séminaire "Ecologie de la mode : vers de nouvelles vertus"

No items found.
Saviez-vous que près de la moitié des ressources du Collège des Bernardins provient de vos dons ?

Les Bernardins sont une association à but non lucratif qui vit grâce à la générosité de chacun d'entre vous. Votre don soutient notre vocation : promouvoir un dialogue fécond au sein de notre société. Je donne