Pourquoi le voilement du corps des femmes est au cœur du projet des islamistes
Les dernières années ont été marquées par la poussée, en Europe et au Maghreb, d'un activisme en faveur du voile. Le port de ce dernier, associé au fondamentalisme musulman, a eu une histoire complexe au XXe siècle. La modernisation du monde arabe a vu son usage décliner depuis les années 1920 jusqu'à la décennie 1980. Leïla Tauil, enseignante à l'Unité arabe de l'Université de Genève et et membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain est intervenue au Collège des Bernardins. Elle évoque la place du voile dans le projet islamiste de contrôle du corps des femmes.
Au Maghreb, durant l’année 2021, des cérémonies incitant les adolescentes et les étudiantes à se voiler ont été organisées. En Tunisie et en Algérie des jeunes filles fraîchement voilées ont été récompensées dans une ambiance festive.
Une campagne pro-hijâb a également été récemment mise en place au sein du Conseil de l’Europe par les organisations fréristes (Frères musulmans) européennes.
Autant d’évènements qui semblent témoigner d’une recrudescence de l’activisme islamiste qui fait du voile son fer de lance. Le voilement des femmes est en effet au fondement de l’idéologie islamiste qui se développe après la naissance, en 1928 en Egypte, de l’association des Frères musulmans fondée sur la revendication de la création d’un État islamique basé sur la « loi islamique » (charî’a).
Pour ne pas tomber dans le travers de la rhétorique islamiste, assimilant toute critique du voile à de l’islamophobie, il nous paraît utile d’adopter une approche historique du phénomène du voile, en contextes musulmans et ailleurs, en vue d’en comprendre sa complexité.
Les premières féministes arabes anticoloniales et anti-voile
Les premières associations féministes arabes et maghrébines, qui apparaissent durant les années 1920-1930 dans un contexte de colonisation, s’engagent en faveur de l’accès à l’éducation et aux fonctions sociales et politiques des femmes tout en s’investissant systématiquement dans le combat anticolonial.
Elles s’opposent également avec force au voilement de la gent féminine – voile social dénué de connotation religieuse sous la forme d’un drapé, à l’image du haïk et du safsari au Maghreb, porté indistinctement par les femmes musulmanes, chrétiennes et juives en contextes islamiques – car elles comprennent l’enjeu de la place du corps des femmes dans l’espace public.
Elles décident de s’inscrire dans un rapport d’égalité avec les hommes qui ne font pas l’objet de la même contrainte vestimentaire. A l’image du dévoilement spectaculaire de la féministe égyptienne Huda Sharawi en 1923, suivi par une vague de dévoilement, ces pionnières transgressent les normes patriarcales en s’engageant publiquement débarrassées de leurs voiles comme la tunisienne Bchira Ben Mrad et la marocaine Malika Al Fassi qui créent les premiers mouvements de femmes durant les années 1930.
Face au phénomène de dévoilement apparaît dès la fin des années 1920, dans les milieux de l’islam conservateur et de l’islam politique naissant, un nouveau type de discours sur le voile, le hijâb, fondé sur un argumentaire religieux. Ce dernier n’a toutefois qu’un impact restreint au sein de la population et est surtout arboré par les premières femmes islamistes telles que l’égyptienne Zaynab al-Ghazali qui crée, en 1936, l’Association des Femmes musulmanes, aile féminine de la confrérie des Frères musulmans.
En réaction à cette volonté conservatrice de contrôler religieusement le corps des femmes, des féministes se positionnent courageusement. Parmi elles, la libanaise druze Nazîra Zayn al-Dîn qui fait preuve d’une audace intellectuelle subversive, dans la lignée des théologiens réformistes, en publiant en 1928 un ouvrage, Voile et dévoilement (al-Sufûr wa-l-hijâb) qui déconstruit théologiquement le postulat du voile obligatoire et provoque durant une vingtaine d’années des débats sociétaux féconds entre féministes et autorités religieuses.
Au moment des indépendances, l’abandon progressif et généralisé du voile social traditionnel se banalise dans les sociétés travaillées par le panarabisme de gauche – projet politique prônant l’unité du monde arabe incarné par le président égyptien Gamal Abdel Nasser – où de nombreuses femmes jusque dans les années 1980 occupent l’espace public, la tête nue, comme en témoignent de nombreuses archives.
La visibilité politique des courants islamistes
C’est à partir des années 1980 que le succès de l’islamisme (islam politique) et de la réislamisation (islamisation des mœurs), après l’échec du panarabisme fondé sur une modernisation mais sans démocratisation, s’accompagnent d’un voilement massif des femmes. Dès lors, le port du nouveau voile (hijâb) garantit « la visibilité politique des courants islamistes ».
En une vingtaine d’années, les acteurs islamistes et de la réislamisation ambitionnent de contrôler le corps – assimilé à une nudité à cacher – d’une grande partie de la gent féminine en diffusant à grande échelle et de manière récurrente le postulat du voile obligatoire en associant « la femme voilée » à « la bonne musulmane », via les associations, les mosquées, les chaînes satellites et les réseaux sociaux.
A l’image de Youssef Al-Qaradawi, ténor de la confrérie des Frères musulmans ayant contribué à la réislamisation frériste de la « masse orthodoxe » en animant une émission religieuse sur la chaîne Al-Jazira suivie par plusieurs millions d’arabophones, qui participe explicitement au voilement massif des femmes musulmanes.
Les femmes non-voilées, à partir des années 1980 font l’objet d’une disqualification islamiste banalisée et répandue, au sein des sociétés musulmanes et ailleurs, qui les assimile à des mutabarijât – concept coranique désignant les femmes païennes préislamiques aux « mœurs légères » – entraînant un voilement tant des militantes réislamisées que des femmes « ordinaires ».
Nos recherches de terrain, entre 2006 et 2011, portant sur les discours des acteurs fréristes et salafistes influents d’Europe et du monde arabe, montrent que le phénomène du voilement massif des jeunes filles et des femmes est directement lié à l’activisme des tenants de l’islamisme et de la réislamisation en contextes musulmans et ailleurs.
En effet, le voilement du corps de la gent féminine s’inscrit dans le projet de société islamiste – ayant pour modèle de société la période médinoise mythifiée du VIIe siècle – fondé sur une morale sexuelle patriarcale, une assignation des femmes à l’espace privé – en qualité d’épouses et de mères – avec un accès à l’espace public conditionné par le port du voile et la revendication du primat de la « loi islamique » (la charî’a) qui légalise et sacralise l’infériorité de la gent féminine.
A l’image de Khomeyni qui contraint les femmes à porter le tchador dès son investiture en 1979, les talibans qui accèdent au pouvoir en Afghanistan en août 2021, imposent le voile et remplacent le ministère des affaires féminines par le ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice.
En Egypte, terre mère de l’islamisme, la réislamisation par le bas – activisme islamiste visant à islamiser les mœurs via notamment les associations et les universités –, aboutit à un voilement généralisé – environ 90 % de femmes sont désormais voilées.
L’argument d’autorité religieuse relatif au voile obligatoire, mobilisé par tous les acteurs islamistes et de la réislamisation, se fonde sur deux versets coraniques – évoquant la tenue vestimentaire des femmes – qui ne stipulent pourtant nullement la tête à couvrir. De plus, dans l’exégèse coranique médiévale, le voile constitue un signe de distinction sociale entre femmes libres, sommées de le porter, et femmes esclaves, contraintes de l’enlever comme l’attestent les sources scripturaires citées ci-dessous.
Le voile : signe de distinction sociale entre femmes libres et femmes esclaves
Le corpus coranique contient 6236 versets dont seuls deux font allusion au vêtement féminin et ne mentionnent aucunement la tête à couvrir, à savoir :
« Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes (jalabîbihinna), sûr moyen d’être reconnues et d’échapper à toute offense. Dieu est toute indulgence, Miséricordieux. » (33 : 59)
« Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qu’il en paraît et qu’elles rabattent leur voile (khumurihinna) sur leurs poitrines. » (24 : 31)
A propos du verset 59 de la sourate 33, l’ensemble des exégètes médiévaux, à l’image du célèbre commentateur At-Tabarî (m. 923), lui confèrent exclusivement une fonction de distinction sociale entre les femmes libres, priées de se revêtir d’une mante, et les femmes esclaves, sommées de s’en défaire en pouvant faire hélas l’objet d’agressions sexuelles.
« [P]orter la mante montre aux hommes qu’elles ne sont pas des esclaves, ce qui leur éviterait d’être blessées par un dire ou un exposé à une convoitise malsaine. » (At-Tabarî, m. 923) Ibn Jarir Al Tabary (224-310 H./839-923 J.C.)
Aussi, les femmes voilées dans leur grande majorité, convaincues de se soumettre à une injonction religieuse coranique, ignorent – comme d’ailleurs les féministes post-coloniales qui défendent le droit pour les femmes de porter le voile – la fonction discriminante initiale du voile des femmes libres à l’égard des femmes esclaves présente pourtant dans les sources scripturaires médiévales. En effet, ces dernières comprennent des récits décrivant la violence exercée sur les femmes esclaves, qui osent arborer le voile des femmes libres, par le deuxième calife de l’islam et compagnon du prophète Umar Ibn Khattâb (m. 644).
« Ibn Taymiyya (m. 1328) a dit : ‘‘ Le voile est spécifique aux femmes libres à l’exclusion des esclaves. La pratique des croyants du temps du Prophète et des Califes était ainsi que les femmes libres se voilent tandis que les esclaves restaient découvertes. Lorsque ‘Omar ibn al-Khattâb (que Dieu soit satisfait de lui) voyait une esclave portant le voile, il la frappait en lui disant : ‘‘Sotte, tu t’habilles comme les femmes libres !’’ »
Par ailleurs, la posture des acteurs de l’islam idéologique, qui assimilent le voile à un acte de foi, est également démentie par les sources religieuses car l’imam Mâlik (m. 796), fondateur d’une des quatre écoles juridiques sunnites, autorise la femme musulmane esclave à prier sans voile.
« L’imam Malik a dit à propos de la servante qui prie sans voile : ‘‘ Telle est sa tenue habituelle’’. »
La fonction de distinction sociale du voile entre femmes libres et femmes esclaves, explicitement décrite dans les sources scripturaires, est complètement passée sous silence par les acteurs islamistes et de la réislamisation au profit du voile religieusement obligatoire car ils savent pertinemment que, dans la logique chariatique, l’absence d’éléments d’application (ici l’abolition de l’esclavage) entraîne la disparition d’une pratique.
Fer de lance
Les acteurs islamistes et de la réislamisation, dans leur projet de société, font du voile leur fer de lance pour, d’une part, contrôler le corps de la gent féminine et, d’autre part, rendre visible l’islamité sur l’espace public dont seules les femmes sont sommées de manifester.
Au-delà du fait que nous respectons la liberté individuelle des femmes voilées, souvent animées par des convictions religieuses sincères, il nous semble important de mettre en lumière le patriarcat sacralisé de l’ensemble des gestionnaires contemporains de l’islam orthodoxe et idéologique. En effet, ces derniers – en dehors des jihâdistes – entretiennent un rapport à géométrie variable avec le corpus coranique acceptant, par exemple, d’historiciser les nombreux versets explicites sur l’esclavage (cf. notamment verset 71 de la sourate 16), le combat armé, le jihâd, (cf. notamment verset 5 et 29 de la sourate 9) mais refusent catégoriquement de discuter du statut du voile, dont les versets sont pourtant plus que discutables, tout en sacralisant et absolutisant les versets relatifs à l’autorité maritale (verset 34 de la sourate 4), à la polygamie (verset 3 de la sourate 4), à l’inégalité successorale (verset 11 de la sourate 4) en vue de maintenir les privilèges masculins.
Enfin, dans les sociétés à majorité musulmane, traversées par l’islamisme et la réislamisation, il existe des féministes qui se positionnent explicitement et publiquement sur cette contrainte vestimentaire touchant exclusivement la gent féminine, à l’image de l’Association tunisienne des femmes démocrates qui déclare : « s’opposer au voile n’est pas rejeter les femmes qui le portent, mais refuser le voile pour horizon politique pour les femmes ».
Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons.
Saviez-vous que près de la moitié des ressources du Collège des Bernardins provient de vos dons ?
Les Bernardins sont une association à but non lucratif qui vit grâce à la générosité de chacun d'entre vous. Votre don soutient notre vocation : promouvoir un dialogue fécond au sein de notre société. Je donne