Art et Culture

Le cri silencieux de la fragilité

Publié le
25/9/23

Le 23 juin 2023, devant une assemblée de quelques deux cent artistes réunis à l'occasion du 50e anniversaire de l'inauguration de la collection d'art moderne et contemporain des musées du Vatican, le Pape François avançait la thèse, à la fois simple et audacieuse, selon laquelle la tâche de l’artiste est de se faire l’interprète du « cri silencieux » des plus précaires. Une intuition qui est au cœur du séminaire « les formes de la fragilité en art » lancé en 2023 aux Bernardins. A l’origine du projet, Rodolphe Olcèse, maître de conférences en philosophie de l'art et théorie du cinéma à l'université Jean Monnet (Saint-Etienne), revient sur ce lien singulier qui unit art et fragilité.

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La fonction vicariante de l’art

L’idée que l’art puisse exercer une fonction vicariante au service de vies humaines qui connaissent les plus grandes privations n’est pas neuve. Elle procède d’une conviction, formulée avec force par Simone Weil et que réexprime le Pape François, qu’hommes et femmes ne sauraient vivre que de pain, mais doivent aussi se nourrir de poésie.

Seul un commerce régulier avec la beauté peut nous aider à affronter des conditions de vie ou de travail pénibles ou aliénantes.

L’homme épuisé par une tâche répétitive « a besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie » écrit Simone Weil dans un texte bref rédigé en 1941, sous le titre "Condition première d’un travail non servile". Pour Simone Weil, la beauté seule est libératrice, car seule elle est en mesure de conduire l’âme humaine à désirer quelque chose qui existe déjà et qui est déjà en sa possession. Une manière de rappeler, après Platon, que la beauté consiste tout entière dans le présent de son incarnation et ne saurait se refuser à celui ou celle qui y aspire véritablement.

Beauté et vie précaires

Il ne s’agit pas, dans cette exigence de donner aux plus précaires un accès quotidien à une émotion esthétique, de faire de la beauté un palliatif ou un instrument de soin qui viendrait panser des blessures négligées par l’ordre politique, mais au contraire de réaffirmer qu’elle s’éprouve au lieu même de la plus grande fragilité. Si la beauté peut avoir quelque consistance, c’est dans la mesure où elle partage les conditions sensibles de cette précarité de l’existence.

La beauté participe pleinement de la vie, silencieuse et discrète, de celles et ceux qui ne comptent pour rien.

Dans ses modes de manifestation, eux-mêmes fragiles parce que sensibles, elle ne peut pas ne pas rencontrer ces existences innombrables, qui ne parviennent guère à émerger dans un environnement social presqu’exclusivement gouverné par des logiques de conduite de projets, d’acquisition de compétences immédiatement efficaces et de poursuite de résultats quantifiables. Car à l’inverse de cette idéologie de la réussite et de l’utilité, dont nous n’avons pas fini d’accuser les effets mortifères, la beauté est gratuite, généreuse, sans justification extrinsèque que le simple dénuement de son être-là.

La tâche de l’artiste : traduire le cri silencieux de vies épuisées

C’est en réponse à ces modes de vie contemporains de plus en plus durs qu’il faut soutenir que la tâche propre de l’art est de traduire le cri silencieux de ces vies épuisées, qui n’ont rien de remarquable, sinon d’être dans le monde sans être du monde (Jean [15 :19]), et ce non pas par vocation, mais parce que les conditions qui leur sont faites le leur imposent. La vocation de l’art, aujourd’hui, n’est-elle pas en effet de s’engager dans ces conditions sensibles pour les retourner en une position librement assumée ? Car avec ce cri silencieux des peuples, c’est à une terre elle-même dévastée par l’hubris technique, et partant aux conditions du vivant en tant que tel, qu’il convient de donner la parole.

La tâche propre de l’art est de traduire le cri silencieux de ces vies épuisées

La fragilité, manière d'interroger le monde

De telles intuitions sont au cœur du séminaire Les formes de la fragilité en art, qui s’est ouvert en avril 2023 autour d’une projection du film Le Moindre geste, impulsé par Fernand Deligny en 1962, tourné par Josée Manenti et monté bien des années plus tard par Jean-Pierre Daniel. Sans revenir sur l’histoire de ce film, soulignons qu’il met en scène Yves, un adolescent que l’institution juge incurable, comme nombre d’enfants et d’adolescents que Fernand Deligny se verra confier, et qu’il convient de confronter à des situations d’existence inédites. Ce pour quoi le film, compris comme un simple espace de rencontre avec le réel, s’avère être un outil précieux.

Avec ce cri silencieux des peuples, c’est à une terre elle-même dévastée par l’hubris technique, et partant aux conditions du vivant en tant que tel, qu’il convient de donner la parole.

En prenant Fernand Deligny comme figure tutélaire du séminaire Les formes de la fragilité en art, il s’agit finalement de se laisser enseigner par une attitude, qui consiste à venir en soutien d’une existence empêchée, non pas en disant pour elle ce qu’elle ne peut pas dire par elle-même et pour son propre compte, mais en lui apportant, autant que possible, des moyens d’augmenter une puissance d’agir que la société ne peut pas lui donner. Dire de l’art et des artistes qu’ils doivent devenir les interprètes du cri silencieux des plus fragiles, ce n’est donc pas leur demander de parler à la place des plus humbles, mais à partir ou au contact de ces formes de vie, qui par le simple fait de leur enracinement sensible, témoignent de la qualité du monde dans lequel elles sont plongées. Ce que le terme d’humus, d’où provient l’idée même d’humilité, exprime directement.

La recherche qui s’initie avec ce séminaire envisage donc prioritairement la question de la fragilité, non pas comme un motif parmi d’autres, un sujet d’étude spécifique ou l’objet d’une revendication particulière, mais comme une manière d’interroger le monde, d’en subvertir le confort et par là de contribuer à lui réinventer un devenir.

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