De « Laudato si’ » à « Fratelli tutti », la lumière de l’amour
Les liens de solidarité des humains sont-ils la condition de leur liberté ? Au XXIe siècle, notre monde semble parfois prêt à parier que non. Au lendemain de la publication de l’encyclique Fratelli tutti du pape François, retour avec le père Pascal Ide, professeur de philosophie et de théologie au Collège des Bernardins, sur la notion de fraternité et sur ses liens avec la liberté dans la tradition chrétienne.
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En lisant Fratelli tutti, la dernière lettre encyclique du pape François, il est tentant de se focaliser sur les affirmations inédites comme la condamnation de la dissuasion nucléaire (259) ou en lien avec l’actualité comme l’insistance sur l’accueil des migrants (37s, 129s). Ce serait manquer l’essentiel. Le coeur de son message s’inscrit plutôt dans le sillage de son autre encyclique : Laudato si’.
D’une encyclique à l’autre, tout est lié
Dès le début de Fratelli tutti (2), le pape François marque la continuité avec Laudato si’. D’abord grâce au patronage de celui dont le pontife romain a pris le nom : saint François d’Assise. Mais surtout via un thème commun : la fraternité, qui est d’ailleurs au coeur de la spiritualité franciscaine.
Il y a cinq ans, Laudato si’ dénonçait les ravages du paradigme technocratique sur la nature (106s). François esquissait une réponse dans une de ces formules dont il a le secret, reprise en litanie pas moins de neuf fois : « Tout est lié. » L’original italien écrit : « Tutto è connesso », littéralement : « Tout est connecté. » Or, étymologiquement, la connexion s’indique avec la préposition cum, « avec », que l’on retrouve dans le mot « communion », et avec le substantif nexus, « noeud », qui évoque aussi un croisement, une rencontre, un entrelacement solide.
Cette connexion universelle ne concerne pas seulement la nature : elle embrasse les humains, leurs oeuvres (la technique) et Dieu. Autrement dit, la vision holistique défendue par le pape n’est pas seulement cosmologique ou anthropologique ; elle est inclusive, intégrale.
La fraternité, exigence de la relation
Le successeur de Pierre définit ce qu’est, ou plutôt ce que devrait être une relation : une fraternité. « Notre maison commune est aussi comme une soeur » (1). Le courant de l’écopsychologie montre que les humains ne parviennent à une véritable responsabilité, sans culpabilisation moralisatrice et sans déni, que lorsqu’ils expérimentent dans leur chair une connexion avec la nature : faire souffrir l’environnement, c’est se faire souffrir.
Or, dès ses premières lignes, Fratelli tutti exprime son intuition centrale : tous les humains sont frères ou soeurs. Autrement dit, la fraternité est universelle : « Les pages qui suivent n’entendent pas résumer la doctrine sur l’amour fraternel, mais se focaliser sur sa dimension universelle, sur son ouverture à toutes les personnes » (6). En termes concrets : « Chaque être humain est mon frère ou ma soeur » (125). Le pape qualifie cette fraternité universelle d’ouverte (sous-entendu à l’autre, quel qu’il soit), par opposition à une fraternité fermée ou repliée sur sa particularité.
À l’instar de Laudato si’, Fratelli tutti est une encyclique sociale, donc éthique. Sa thèse n’est pas descriptive – nous sommes tous frères –, mais prescriptive – nous devons tous être frères, nous sommes tous appelés à cette fraternité sans frontière. Voilà pourquoi son déroulé est dynamique : après avoir rappelé la contrefaçon, le modèle et le fondement (trois premiers chapitres), l’encyclique propose différentes solutions : éthiques, politiques, sociales, thérapeutiques et religieuses (cinq derniers chapitres).
Des discours qui induisent des parcours
Une autre continuité entre les deux encycliques est qu’elles ouvrent sur des parcours. La solution rime avec conversion. Ces textes ne sont pas simplement à lire, mais à méditer et mettre en oeuvre dans sa vie. Le génie pratique de notre pape multiplie les chemins dans Fratelli tutti : la triple voie éthique du modèle – la parabole du bon Samaritain (chap. 2) –, de la loi et de la vertu (chap. 3) ; de la démarche pastorale autant que médicinale voir-juger-agir (33-36 ; 39-41 ; etc.) ; de l’articulation thomasienne de la fin et des moyens, mais aussi celle ignatienne des quatre semaines, etc.
Contrairement à ce que laissent entendre certaines présentations médiatiques trop pres¬sées ou certaines lectures partisanes, le diagnostic du pape est toujours très équilibré. Certes, l’encyclique Laudato si’ critiquait le modèle anthropocentrique de domination de l’homme sur la nature, mais elle épinglait aussi le modèle biocentrique de mépris de l’homme au nom de la nature (60, 91). De même, si Fratelli tutti fustige les dérives du paradigme libéral et individualiste, il blâme aussi les dangers du populisme (156s) ou du mépris de sa propre culture (51s).
Faire don de l’amour, communion dans la fraternité
Les deuxième et troisième encycliques du pape portent donc sur le même thème : la fraternité universelle, qui unit ou devrait unir les êtres. Non sans une différence : « Saint François, qui se sentait frère du soleil, de la mer et du vent, se savait encore davan¬tage uni à ceux qui étaient de sa propre chair » (2).
En se penchant sur ce lien vital qu’est la fraternité unissant tous les humains, proches ou lointains, le Saint-Père en précise la nature (une nouveauté de Fratelli tutti) : cette fraternité est un lien d’amour. Ni sentimentalisme (éros), ni simplement générosité (agapè), l’amour est un don qui ouvre à l’échange et à la communion (philia). Ces notions d’amour-don et d’amour-communion expliquent l’insistance du pape sur l’attention portée au pauvre : le don ne peut se réduire à un geste unilatéral d’aumône, il s’accomplit dans la réciprocité – lorsqu’on accepte, en donnant, de recevoir en retour (101s).
L’amour, nerf de la grandeur politique
Le thème de l’amour conduit le pape François à l’un de ses gestes les plus puissants et novateurs : il relit « la grandeur politique » (178) au prisme de l’amour. Traditionnellement, la philosophie politique et la doctrine sociale de l’Église considèrent la chose publique en termes de justice et de solidarité. En développant une idée déjà présente dans l’encyclique de Benoît XVI Caritas in veritate, le pape affirme que le seul lien politique durable est l’amitié sociale ou la charité politique. D’autres noms pour dire la fraternité universelle. Presque tout le chapitre 5 s’articule autour de ce thème qui éclaire ensuite son exhortation à une culture (c’est-à-dire une vertu) du dialogue. En réinterprétant la politique en clé de l’amour, donc d’engagement concret, François dénonce l’utopie de la fraternité abstraite qui change les lois, mais pas les coeurs : « Un homme blessé gisait sur le chemin. Les autorités qui l’ont croisé n’avaient pas fixé leur attention sur cet appel intérieur à devenir proches, mais sur leur fonction […]. Elles se sentaient importantes pour la société […]. L’homme blessé et abandonné sur la route était une gêne […]. Il n’était rien » (101).
L’indépendance, mais pour quoi faire ?
Le modèle hérité des Lumières, selon lequel devenir soi-même, c’est accéder à l’indépendance, a fait long feu. Certes, la liberté est la condition d’une vie heureuse ; mais l’essence du bonheur réside dans le lien. Un lien où l’on reçoit et où l’on donne. Dans Fratelli tutti, il s’agit d’un lien de fraternité fondé sur l’amour. D’ailleurs, si l’indépendance ne s’accomplit que dans l’interdépendance, celle-ci, en retour, augmente celle-là. Tel est l’exemple que nous offre saint François. En rendant visite au sultan Malik al-Kamil, en Égypte, pour lui « communiquer l’amour de Dieu », en traversant un « monde parsemé de tours de guet et de murs de protection », « François a reçu la vraie paix intérieure, s’est libéré de tout désir de suprématie sur les autres, s’est fait l’un des derniers et a cherché à vivre en harmonie avec tout le monde » (3 et 4).
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