Et si la technologie pouvait nous reconnecter à Dieu ?

Le département de recherche "Humanisme numérique" du Collège des Bernardins entreprend depuis 2018 une recherche novatrice sur la relation entre la technique et la théologie et se propose d’étudier, à l’appel de Benoit XVI, le monde numérique d’un point de vue de l’anthropologie chrétienne. En considérant la condition médiale de l'être humain, et en intégrant chacune de ses dimensions, corporelles, émotionnelles, esthétique et relationnelle, cette étude valorise notre finitude plutôt que de la voir comme une limite à dépasser. Une approche qui explore conjointement la relation de la personne humaine avec le monde numérique et sa connexion à Dieu, nous invitant ainsi à renouveler notre perception du numérique.

Publié le
15/4/24
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L’anthropologie des affects au cœur de l’analyse des environnements numériques

Sans faire du numérique le rival de la religion, il n’est pas difficile d’identifier ses récits d’origine, porteurs de promesses de salut pour l’humanité, d’analyser le développement des rituels, d’observer les cultes mis en place, d’interroger les nouvelles structurations de l’intériorité, des identités…  

C’est pourquoi affirmer que le numérique développe une nouvelle manière de croire et de faire croire signifie qu’il nous faut comprendre la technique comme étant étroitement liée avec le « religieux » et suppose d’interpréter sur une base anthropologique cette « culture numérique ».

Le département « Humanisme numérique » soutient que le type d’adhésion aux environnements numériques est de l’ordre des affects et que ces environnements sont une nouvelle manière d’habiter le monde.

La chaire intitulée « L’homme au défi du numérique » suivait l’invitation de Benoît XVI de 2009, où il affirmait que nous ne pouvons pas nous imaginer vivre au quotidien sans les dispositifs numériques et qu’il fallait penser leur sens et leur finalité à partir d’une base anthropologique. Je le cite :

« Il est désormais presque impossible d’imaginer que la famille humaine puisse exister sans eux. Pour le bien et pour le mal, ils sont insérés à ce point dans la vie du monde, qu’il semble vraiment absurde, comme certains le font, de prétendre qu’ils seraient neutres, et de revendiquer leur autonomie à l’égard de la morale relative aux personnes. De telles perspectives, qui soulignent à l’excès la nature strictement technique des médias, favorisent en réalité leur subordination au calcul économique, dans le but de dominer les marchés et, ce qui n’est pas le moins, au désir d’imposer des paramètres culturels de fonctionnement à des fins idéologiques et politiques. Etant donné leur importance fondamentale dans la détermination des changements dans la manière de percevoir et de connaître la réalité et la personne humaine elle-même, il devient nécessaire de réfléchir attentivement à leur influence, en particulier sur le plan éthico-culturel de la mondialisation et du développement solidaire des peuples. Conformément à ce que requiert une gestion correcte de la mondialisation et du développement, le sens et la finalité des médias doivent être recherchés sur une base anthropologique » Benoit XVI, Caritas in veritate, 73.

A partir de cette base anthropologique, le département « Humanisme numérique » inauguré à la suite de la Chaire dirigée par Milad Doueihi et J.Fr. Marchandise, soutient que le type d’adhésion aux environnements numériques est de l’ordre des affects et que ces environnements sont une nouvelle manière d’habiter le monde.

Comment comprendre cet attachement humain au « monde numérique » ?

Nombreuses sont les études qui interprètent l’adhésion humaine aux environnements numériques comme une réponse pulsionnelle, un attachement confiant dû à l’ignorance, comme une addiction, ou encore, comme une manifestation de l’hybris, de la concupiscence, voire de la volonté de toute-puissance. Adhésion qui proviendrait d’une faiblesse cognitive et décisionnelle des affects et qui serait exploitée de façon industrielle par les plateformes.  Ceci implique que la marchandisation des émotions se développe en lien avec le design des formes d’attachement, d’acceptation inconsciente ou consciente des contenus et des pratiques.

Ainsi les données émotionnelles constituent une matière première non négligeable pour les affaires. Plusieurs numéros de Fratelli tutti dénoncent cette exploitation marchande : « On ne peut pas ignorer que « de gigantesques intérêts économiques opèrent dans le monde numérique. Ils sont capables de mettre en place des formes de contrôle aussi subtiles qu’envahissantes, créant des mécanismes de manipulation des consciences et des processus démocratiques. Le fonctionnement de nombreuses plates-formes finit toujours par favoriser la rencontre entre les personnes qui pensent d’une même façon, empêchant de faire se confronter les différences. Ces circuits fermés facilitent la diffusion de fausses informations et de fausses nouvelles, fomentant les préjugés et la haine »[1].

La marchandisation des émotions se développe en lien avec le design des formes d’attachement, d’acceptation inconsciente ou consciente des contenus et des pratiques.

Sans nier, bien évidemment, cette exploitation, des questions demeurent : comment cela se fait-il que l’humain habite, malgré les dénonciations croissantes de cette marchandisation, avec un certain degré de confiance, ce « monde numérique »[2] ? Quelles promesses auraient suscité la confiance ? Comment la trahison de ces premières promesses ne comporte-t-elle pas rupture ou sortie de ce monde numérique ? Les promesses et leurs trahisons offrent-elles la possibilité d’inventer de nouveaux récits et suscitent-elles confiance ? Est-il possible de penser l’adhésion humaine au numérique sous des formes qui ne soient pas exclusivement pathologiques, déficientes, ou répondant à des intérêts industriels ?  Peut-on lire dans l’adhésion à ce « monde numérique » autre chose que l’exploitation de la faiblesse humaine ?

De l’accoutumance numérique à l’accoutumance divine

Une distinction de fond se joue : le lien affectif aux environnements numériques est, bien sûr, dû au fait qu’ils sont des « véhicules » des affects que nous entretenons et éprouvons, de manière presque immédiate, avec un réseau de personnes, des situations et actions. Mais, plus encore, ils sont eux-mêmes l’objet de relations affectives construites par la fréquentation quotidienne et prolongée.

L'intelligence de la foi développe une intelligence sapientielle de la vie quotidienne et s’occupe de l’ambiance dans laquelle nous habitons aujourd’hui et où Dieu se révèle sans cesse.

C’est pourquoi habiter le monde numérique n’est pas uniquement le fait d’être immergé dans une ambiance pendant un temps et interagir avec d’autres, mais comporte une longue et affectionnée domesticité dans laquelle la relation à Dieu demeure toujours centrale.

Autrement dit, habiter l’espace numérique n’est pas pour l’homme une approche technocrate ou un abstract mais bien un mode charnel et affectif de connaître le monde et d’y être domicilié. C’est par l’invitation à apprivoiser les environnements, par la répétition de gestes et d’expériences toujours réitérés et renouvelés pour aménager un monde que nous pouvons nous sentir chez soi, et que se forme une mémoire d’usage qui est mémoire corporelle de notre habitation numérique.

Comme chrétiens nous savons que la Révélation propose une manière d’habiter le monde qui est adressé à tous les hommes et toutes les femmes non pas dans un monde ailleurs ou alternatif, mais hic et nunc, ici et maintenant.

Chez Saint-Irénée le terme assuesco souligne la dynamique d’habitation entre Dieu et l’homme. Il s’agit d’une accoutumance de l’un et de l’autre qui se réalise dans la vie de tous les jours. Cette accoutumance n’est pas œuvre de prévarication de la part de Dieu ni peut se comprendre comme l’établissement de contraintes préétablies. Elle est l’espace de relation libre et confiante qui s’inscrit dans le rythme d’apprentissage de l’économie du salut.

Par cette fréquentation divine l’homme expérimente une puissance de transformation, un développement de sa capacité à reconnaître le Dieu de Jésus-Christ : « le verbe de Dieu qui a habité dans l’homme, a été jusqu’à se faire Fils de l’homme pour accoutumer l’homme à saisir Dieu et accoutumer Dieu à habiter dans l’homme »[4].

Habiter le monde numérique avec Dieu

Il serait imprécis de signaler deux accoutumances, l’une divine et l’autre numérique, car comme chrétiens nous savons que la Révélation propose une manière d’habiter le monde qui est adressé à tous les hommes et toutes les femmes non pas dans un monde ailleurs ou alternatif, mais hic et nunc, ici et maintenant.

Nous affirmons que la théologie reprend toujours à neuf et, au cours du temps, les usages du monde, dans un geste qui s’inscrit dans une histoire particulière mais ne s’y enferme pas.

A partir des données du présent il est possible de convoquer les questions où se jouent des thèmes propres à la théologie : le péché, la grâce, la rédemption, le salut, la résurrection, la sanctification, le jugement.  Nous affirmons que la théologie reprend toujours à neuf et, au cours du temps, les usages du monde, dans un geste qui s’inscrit dans une histoire particulière mais ne s’y enferme pas.

La langue théologique se mesure souvent avec l’angoisse, la douleur, la fatigue de vivre, la désillusion, le désir… des hommes et des femmes. Et sa mesure « haute » est la sainteté.  Cette habitation du monde est marquée par toutes les figures affectives de la condition humaine : naissance et mort, rancune et pardon, pauvreté et richesse, pouvoir et maladie, pleurs et rires, meurtre et guérison, gémissements et danses…

C’est ainsi que l’intelligence de la foi développe une intelligence sapientielle de la vie quotidienne et s’occupe de l’ambiance dans laquelle nous habitons aujourd’hui et où Dieu se révèle sans cesse.

POSITION PAPER DU DÉPARTEMENT HUMANISME NUMÉRIQUE

Pour un humanisme numérique critique. Lire en cliquant ici

[1] Fratelli tutti, n.45 ; mais aussi, 47. 205.  Dans ces numéros de Fratelli tutti les mécanismes à l’œuvre pour les manipulations des consciences sont circonscrits aux « bulles de filtrage » ou « chambre d’échos » (Eli Pariser 2011), le contrôle des fils d’actualités et l’influence virale. D’autres formes telles que la prédiction personnalisée à partir de l’analyse de traces d’activité, les métriques de réputation, la popularité, l’autorité, le nudge, ne sont pas nommés. Le dossier sur les « Machines prédictives », Revue Réseaux 2018/5 (N.211), explique les enjeux et les effets de ces prédictions et prescriptions sur la société.

[2]La conception environnementale du numérique qui sera utilisée dans ce texte a en arrière-plan deux études : celui de Léo Spitzer où l’environnement peut être considéré comme atmosphère, stimmung, un sentiment de la situation, une disponibilité, une humeur, mais aussi un climat, une température, une ambiance. Le second texte  de 1934 est de J. von Uexküll qui définit l’environnement comme : « tout ce qu’un sujet perçoit devient son monde perceptif (Merkwelt), et tout ce qu’il fait, constitue son monde opératif (Wirkwelt). Monde perceptif et monde opératif forment une totalité fermée ; l’environnement (Umwelt). Leo Spitzer, “Milieu and Ambience: An essay in Historical Semantics”, Philosophy and Phenomenological Research, Vol. 3, No. 2 (Dec., 1942), 188-190. J. von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Men­schen [Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains], Ham­bourg, Rowohlt, 1956 [1934]. Il en existe deux traductions françaises : par Philippe Müller, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 ; et par Charles Martin-Fréville, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010.

[3] Heidegger. A différence de lui où le lieu où habiter est anéanti par la technique et il ne s’agit pas d’une domiciliation mais d’un apprentissage à habiter.

[4] Irenée de Lyon, Adversus haereses III, 20, 2.

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