Benoît XVI, une vie de quête intellectuelle et spirituelle

On a pu parler de Benoît XVI comme de "celui qui ne voulait pas être pape" et, de fait, il fut avant tout un théologien qui se consacra toute sa vie à une réflexion nourrie sur la foi chrétienne et son dialogue avec la modernité. Son souci de produire une pensée chrétienne en lien avec la tradition, tout en se renouvelant au contact des progrès des études bibliques modernes, témoignent de sa grande exigence intellectuelle et spirituelle. En cela, il fut le porteur d'un christianisme dynamique et vivant. Le Père Brice de Malherbe, président de la Faculté Notre Dame et professeur à École Cathédrale, revient sur son parcours de penseur chrétien.

Publié le
24/7/23
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The Conversation

Disparu le 31 décembre 2022, Benoît XVI écrivait ces quelques lignes en 2006 dans son « testament spirituel » :

« Depuis soixante ans, j’accompagne le chemin de la théologie, en particulier des sciences bibliques, et avec la succession des différentes générations, j’ai vu s’effondrer des thèses qui semblaient inébranlables, se révélant de simples hypothèses […] J’ai vu et je vois comment, à partir de l’enchevêtrement des hypothèses, le caractère raisonnable de la foi a émergé et émerge encore. Jésus-Christ est vraiment le chemin, la vérité et la vie – et l’Église, avec toutes ses insuffisances, est vraiment son corps ».

Des propos qui résument la quête intellectuelle et spirituelle de toute une vie de chercheur.

La conviction du croyant est inébranlable et se résume ici à l’hommage au Christ par la reprise de ses propres paroles adressées à l’apôtre Thomas au soir de la Cène, selon l’évangile de Jean (14,6).

En bon disciple de Saint-Augustin, sur la doctrine duquel il a écrit sa première thèse, c’est un hommage au « Christ total », c’est-à-dire à la personne du Christ à qui l’Église est unie comme son corps, selon la doctrine paulinienne (1 Co 12). Mais cette conviction n’enferme pas le théologien dans un monde clos de certitudes. Pour lui, l’accueil dans la foi de la Révélation de Dieu conduit avant tout à « chercher Dieu et se laisser trouver par Lui », selon l’expression phare de son discours au Collège des Bernardins.

Le doute en partage

Dans cette démarche, le chemin du croyant, non exempt de doutes, peut croiser celui de l’agnostique voire de l’athée : « ce qui arrive au croyant, aux prises avec les flots du doute, arrive également à l’incroyant, qui éprouve le doute de son incroyance » écrivait déjà le professeur Ratzinger dans son ouvrage « La Foi chrétienne hier et aujourd’hui ».

Plus encore : le doute, autre catégorie augustinienne, « qui empêche l’un et l’autre de se claquemurer dans leur tour d’ivoire, pourrait devenir un lieu de communion ».

Mais surtout, la foi chrétienne est accueil du Logos fait chair, selon l’expression trouvée, elle aussi, dans l’évangile de Jean (1,14). Or, le Logos est à la fois Dieu personnel et Raison créatrice. Dès lors, « Religion du Logos, le christianisme ne relègue pas la foi au domaine de l’irrationnel, mais attribue l’origine et le sens de la réalité à la Raison créatrice, qui, dans le Dieu crucifié, s’est manifestée comme amour ».

Dialogue entre foi et raison

La contemplation du Logos détermine le premier axe majeur de la recherche théologique de Ratzinger : le dialogue fécond entre foi et raison. Comme tout dialogue, il n’est pas à sens unique. Benoît XVI l’a par exemple exprimé à propos du rapport de la science et de la foi : « Science et foi possèdent une réciprocité féconde, presque une exigence complémentaire de l’intelligence du réel ». Cette fécondité réciproque exige du croyant de se souvenir que « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu », comme le pontife l’a réaffirmé dans son discours tant décrié à l’université de Ratisbonne.

Elle exige en retour du philosophe ou du scientifique de ne pas exclure la question de Dieu, question ultime qui porte l’exigence tant de la recherche théologique que des sciences profanes et garde la raison de se fermer sur elle-même.

Ratzinger puisait à la pensée d’Henri de Lubac, dont l’ouvrage Catholicisme a profondément marqué son parcours, l’idée selon laquelle un humanisme athée se retournait contre l’homme. Le dialogue nécessaire entre foi et raison, exprimé souvent chez Ratzinger sous la forme de la relation entre Amour et Vérité, l’a conduit à explorer par exemple le rapport de la foi à la culture.

Ainsi, dans un discours aux commissions doctrinales des diocèses d’Asie, il cherche à montrer « le droit et la capacité de la foi chrétienne à se communiquer à d’autres cultures, à les assimiler et à se communiquer à elle ». Nourri de diverses cultures, le christianisme ne peut se confondre avec aucune.

Un autre thème découlant de ce premier axe – foi et raison – est celui de la théologie politique. Nous pouvons ici nous référer à un autre discours pontifical, exercice dans lequel Benoît XVI recueillait le fruit de réflexions antérieurement plus développées et nourries de lectures plus récentes. Il s’agit de son discours au Bundestag en 2011. Il y déclarait :

« Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu. »

Sciences bibliques et théologie

Le deuxième axe majeur de la pensée de Benoît XVI, également mentionné dans son testament spirituel, est la recherche du juste rapport entre sciences bibliques et théologie. Expert au Concile Vatican II, le théologien allemand livrait en 1969 un commentaire d’une partie d’un des documents majeurs de ce Concile, la constitution pastorale Gaudium et Spes, commentaire dans lequel il revient sur l’état de la question du rapport entre exégèse et théologie pendant le travail conciliaire.

Ratzinger fait le constat d’un manque. Les évêques réunis en Concile étaient convaincus que l’Église avait un message à transmettre aux hommes de leur temps, et que ce message devait être fondé dans l’Écriture. Seulement, la seule exégèse dont les évêques disposaient alors était l’historico-critique, c’est-à-dire la recherche aussi précise que possible des éléments de contexte, événementiels et littéraires, permettant une meilleure connaissance du sens des textes bibliques, dont le corpus s’étend sur plusieurs siècles.

Or, par exigence méthodologique, cette exégèse cantonne l’Écriture dans le passé. De ce fait, la référence à l’Écriture semblait cantonner l’Église dans le passé, ou alors, en cherchant à être l’Église du temps présent, celle-ci risquait d’être infidèle à son identité, forgée plus de 1500 ans en arrière. Le Concile a cherché à sortir de cette impasse en initiant une lecture de l’Écriture dans l’unité du texte biblique et « dans la tradition vivante de toute l’Église », inspirée par l’Esprit-Saint.

En attendant, cette attention au rapport entre exégèse et théologie, vu comme un enjeu crucial pour la mission de l’Église, a habité constamment l’esprit de Joseph Ratzinger. Nous en voyons la trace dans les premières pages de son ouvrage « Jésus de Nazareth », publié en 2007 sous la double signature Joseph Ratzinger/Benoît XVI, dont il parle comme « le fruit d’un long cheminement intérieur ».

Le pape théologien salue l’avènement dans les années 1970 de l’exégèse canonique « qui vise à lire les différents textes en les rapportant à la totalité de l’Écriture unique ».

Pour Benoît XVI, l’exégèse canonique, sans discréditer l’historico-critique, comble le manque constaté lors du Concile Vatican II. Mais plus encore, ce qui fait l’actualité toujours renouvelée des écrits bibliques, c’est l’Église qui à la fois en est nourrie et en est le sujet vivant : « Le peuple de Dieu – l’Église – est le sujet vivant de l’Écriture, et en elle les paroles bibliques sont toujours du présent. Ce qui implique évidemment que ce peuple admet lui-même qu’il se reçoit de Dieu et, pour finir, du Christ incarné, qu’il accepte aussi d’être organisé, dirigé, orienté par Lui ».

Ainsi, comme pour le dialogue foi et raison, le juste rapport entre exégèse et théologie prend sa source dans le Christ Jésus, le Verbe fait chair, et y renvoie. Joseph Ratzinger, devenu Benoît XVI, rappelle d’abord que la recherche théologique est indissociable de la personne de Jésus de Nazareth, que l’Église reconnaît comme vrai Dieu et vrai homme, révélateur du Dieu unique.

Son génie aura été de discerner les enjeux fondamentaux de la théologie depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale jusqu’à la première décennie du XXIe siècle, période de confrontation de l’Église à la sécularisation accélérée de l’Europe et aux échanges multiculturels et pluri-religieux au niveau mondial.

Les deux axes de sa pensée incitent au renouveau constant de la réflexion intra-ecclésiale à partir de l’Écriture reçue comme Parole vivante et à un effort constant de dialogue pour l’Église et ses multiples interlocuteurs. Il aura témoigné que la théologie est une discipline scientifique toujours en mouvement, scrutant inlassablement les mystères de Dieu, du monde et de l’homme qu’il a créé, sans jamais pouvoir les maîtriser.

Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons.

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