Le souffle pour résister à la fracture et l’agitation du monde

Renouer le dialogue dans un monde fracturé entre le nord et le sud, c’est l’enjeu du sommet de Paris ces 22 et 23 juin 2023. Dans un tourbillon de vents contraires, Mireille Delmas-Marty propose de retrouver le souffle qui donne la force d’affronter un avenir imprévisible.

Publié le
22/6/23
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Mireille Delmas-Marty était professeur honoraire au Collège de France. Elle était intervenue plusieurs fois aux Bernardins, notamment dans le cadre du séminaire de recherche « Passé et avenir de la civilisation européenne ».

Vous évoquez une société à bout de souffle. L’humanisme moderne serait-il entré en agonie ?

Mireille Delmas-Marty : Je ne sais pas s’il faut parler d’agonie. J’évoque pour ma part le « pot au noir » : un endroit, au milieu des océans, où se rencontrent des vents contraires particulièrement violents. Soit ils se neutralisent, et c’est le calme plat – le bateau reste encalminé pendant des jours et des jours –, ou alors ils se combattent et c’est le naufrage. Je trouve cette métaphore intéressante pour rendre compte de la situation actuelle. Face à l’accélération de la globalisation – des flux, comme les flux d’information et les flux financiers, des risques, notamment climatiques, ou des crimes, comme le terrorisme – il y a un effet de paralysie. On en arrive à ce que je nommerais le paradoxe de l’anthropocène : au moment où l’humanité devient une force tellurique capable d’influencer l’avenir de la planète, elle semble impuissante à influencer son propre avenir, incapable de se gouverner elle-même et de choisir un cap au milieu des vents contraires.

La « perte de sens » serait-elle essentiellement le résultat d’une désorientation, d’une perte de repère ?

Cette perte de sens me semble résulter surtout de l’absence de visibilité des choix. Le mot « sens » joue sur les deux plans : la signification et la direction. C’est d’abord l’impression de contradiction qui crée un désarroi car nous ne comprenons pas la signification des choix que semble imposer la globalisation.

C’est ce qui m’a amenée à proposer la figure de la rose des vents, pour essayer de repérer les principaux vents qui gouvernent le monde. D’un côté le vent de la liberté, qui n’a pas totalement disparu fort heureusement, de l’autre le vent de la sécurité, de plus en plus violent. On repère simultanément le couple que forme avec le vent de la coopération celui de la compétition, plus féroce que jamais, qui souffle à la fois sur les États et les grandes entreprises multi ou transnationales ; puis les « vents d’entre les vents » (innovation préservation, exclusion contre intégration).

Privilégier la direction de l’un des vents au détriment des autres détruirait tout équilibre. La sécurité sans liberté conduit au totalitarisme, mais la liberté sans sécurité mène au chaos ; la compétition sans coopération conduit au règne de la force, mais la coopération sans compétition mène au collectivisme ; l’innovation sans conservation peut conduire à l’effondrement de la planète, mais la conservation sans innovation paralyse ; l’exclusion sans l’intégration, c’est l’enfermement ou la guerre, mais l’intégration sans exclusion peut aboutir à une fusion mortifère. Autrement dit, le triomphe d’un seul vent conduirait la gouvernance mondiale dans le pot au noir : soit la paralysie dans un système totalitaire, soit le naufrage dans le grand désordre du monde.

Nous ignorons aussi dans quelle direction va le monde. À moins que l’énergie produite par les tensions politiques, en revitalisant les systèmes de droit, réussisse à engendrer des principes juridiques permettant, non pas de supprimer les contradictions, mais de les réguler en un équilibre dynamique. La rose des vents se transformerait alors en une ronde des vents. Pour sortir du pot au noir, c’est-à-dire pour éviter à la fois la paralysie et le naufrage, il faudrait qu’à défaut de dogme, le « collectif humain » se donne des principes régulateurs communs. « Humanisme d’interdépendance » ou « naturalisme critique », peu importe la dénomination si l’on admet que dans cette nouvelle phase de l’histoire, le droit mondial devra se diriger « Par-delà nature et culture » 1. Il faudra donc louvoyer entre deux principes qui émergent en droit international : l’égale dignité, reconnue en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui interdit la déshumanisation des humains, et le respect des biens communs, apparu plus récemment, qui tend à interdire la dénaturation de l’écosystème et protéger la Terre, maison commune et « milieu de vie » où se rencontrent les interdépendances. Louvoyer comme si une oscillation sans fin était la seule réponse à la finitude du monde vivant.

En dépit de l’absence de cap que vous soulignez, vous rêvez de donner du souffle à notre société. Où est ce souffle susceptible de nous réunir ?

Je dirais : nulle part en particulier et partout où souffle l’élan vital. J’ai été très frappée en 2015 par la mobilisation des différents acteurs de la société en faveur du climat. On voyait petit à petit toutes les composantes de la société civile s’ébranler et se rejoindre. Certes le citoyen du monde aurait encore besoin d’un statut pour se voir reconnaître des prérogatives. Mais, en ce qui concerne le climat, nous avons pu observer une sorte d’alliance spontanée entre les acteurs civiques (ONG et simples individus) et les acteurs scientifiques (y compris les experts). Cette alliance a ébranlé les acteurs économiques : de grandes multinationales se sont à leur tour engagées et l’ensemble a fini par faire bouger les États. Cent quatre-vingt-quinze États ont réussi à se mettre d’accord à Paris : la COP 21 fut à cet égard un évènement exceptionnel. Certes, le pari n’est pas encore gagné et les résistances politiques restent fortes. Cependant on sait à présent qu’il est possible de mettre en place une sorte de gouvernance mondiale qui ne supprime pas la souveraineté des États mais transforme la souveraineté solitaire en souveraineté solidaire autour d’objectifs communs. Pourquoi ne pas utiliser l’expérience de la gouvernance climat dans d’autres domaines, tout aussi difficiles, voire plus difficiles comme les migrations ou le terrorisme ? Tout n’est pas transposable mais c’est partout sans doute au croisement entre vouloir (acteurs civiques), savoir (acteurs scientifiques) et pouvoir (acteurs économiques et politiques) que peut surgir un peu de lumière pour éclairer l’avenir de la planète.

Comment aller vers un élan commun alors que chaque société est construite de façon singulière ?

Je crois effectivement qu’il s’agit là d’une question majeure. Pour y répondre il faut accepter l’idée d’un commun pluriel, ou d’un universel pluraliste, donc renoncer à croire que la gouvernance mondiale implique l’éradication de toutes les différences. La notion juridique de « responsabilités communes mais différenciées » montre qu’il est possible de cheminer entre l’un et le multiple et de mettre en oeuvre une gouvernance mondiale qui conjugue universalisme et pluralisme.

Dans votre ouvrage vous dites que « le monde n’a pas besoin d’un maître des vents ». Pourriez-vous revenir sur cette pensée ?

Pour penser le monde, il n’existe pas de grand récit comparable au grand récit de l’État Nation. Sur le plan mondial, chaque grand récit a tendance, s’il devient le maître des vents, à imposer un dogme : dogme du profit avec le récit du « Tout marché », dogme écologique avec le récit de la « Terre Mère », dogme de la performance avec le récit de l’« Homme augmenté » des transhumanistes. Il nous manque le grand récit d’un monde ouvert, solidaire mais évolutif car aucun dogme n’aurait vocation à le fixer. C’est peut-être à travers les poètes que l’on peut s’en approcher. Édouard Glissant évoque le « Tout-monde » et le décrit comme une « mondialité », une et multiple, qui privilégie la Relation mais préserve les différences. Si l’on admet que nos objectifs sont communs mais que nos responsabilités sont différenciées selon le contexte (historique, économique, social, culturel) de chaque groupe humain et si l’on reconnaît qu’il est ainsi possible aux humains d’aller vers leur destin commun à travers leurs différences, alors on comprend pourquoi le monde n’a pas besoin d’un « maître des vents ».

La métaphore habite votre livre, la poésie également. Quel regard portez-vous sur le rôle de l’art ?

Quand un artiste se lève, il crée littéralement ce que Glissant appelle « l’insurrection de l’imaginaire ». J’aime cette idée que l’imagination peut soulever le monde. C’est pourquoi j’ai parlé des « forces imaginantes du droit 2 ». Elles balisent le chemin pour naviguer « aux quatre vents du monde ».

Face aux sociétés que la peur transforme en troupeaux timides et apeurés, la raison argumentée, pour nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas. Retrouver le souffle c’est retrouver l’ardeur et l’élan qui donnent la force d’affronter un avenir imprévisible. C’est pourquoi le rôle de l’art est essentiel pour continuer la navigation, si périlleuse soit-elle. C’est peut-être ce dont nous avons le plus besoin.

Crédit portrait Mireille Delmas-Marty : © Emmanuelle Marchadour

Pour continuer avec Mireille Delmas-Marty, retrouvez la table-ronde « Trouvez le chemin de l’hospitalité », avec Didier Pourquery, directeur de la rédaction de The Conversation France, Véronique Albanel, Philosophe, membre du Jesuit Refugee Service France et Vincent Picard, Responsable des relations internationales de la Communauté de Sant'Egidio France

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