Art et Culture

Ce que peut le cinéma

En décembre 2022, les Bernardins lançaient leur festival avec une conviction : le 7ème art doit se saisir des enjeux de société de manière créative. Conversation entre Jean-Michel Frodon et Grégory Quenet

Publié le
1/12/22
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Comment habiter la terre ? Les Bernardins se sont saisis de cette question abyssale pour la première édition du festival « Manières d’habiter la terre ».

Gregory Quenet est titulaire de la chaire Laudato si. Pour une nouvelle exploration de la terre. Il a monté le festival avec Jean-Michel Frodon, critique de cinéma et professeur à l’IEP de Paris. Pour eux, le cinéma s’est emparé souvent inconsciemment des enjeux de société, notamment environnementaux.

« C’était là, sans avoir été dans l’intention des réalisateurs ni forcément au centre de l’attention des spectateurs. D’où le sens de notre programmation, qui regarde l’émergence de ces enjeux à travers les choix de mise en scène » Gregory Quenet

Grégory Quenet - Quand as-tu vu surgir la question écologique au cinéma ?

Jean-Michel Frodon. Selon moi, il n’existe toujours pas une réponse de cinéma à la hauteur ou à la mesure des enjeux et des questions que nous posent les problèmes d'environnement. On sait aujourd’hui que les films catastrophes hollywoodiens mélangent séduction et sidération sans effet significatif sur nos modes de vie. Dans les années 2000, nous avons vu apparaître une déferlante de documentaires et de films militants, dans lesquels le cinéma était utilisé comme un outil illustratif. Susceptibles de promouvoir des débats sur des sujets par ailleurs tout à fait légitimes, ils ne posaient aucune question de cinéma en tant que forme artistique. Bien sûr, il y a des exceptions, parmi lesquelles on peut citer Avatar de James Cameron ou Leviathan de Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel, mais elles sont rares. Il existe pourtant d’autres façons pour le cinéma de s’emparer de la question écologique et c’est précisément ce qui nous a conduit à proposer ce festival aux Bernardins : c’est de manière créative, inconsciemment le plus souvent, que le cinéma a su prendre en charge les enjeux d’environnement. C’était là, sans avoir été dans l’intention des réalisateurs ni forcément au centre de l’attention des spectateurs. D’où le sens de notre programmation, qui regarde l’émergence de ces enjeux à travers les choix de mise en scène.

G.Q. Avec ce festival, nous prenons totalement au sérieux la question écologique dans ce qu’elle a de pressant et de dramatique, mais sans s’enfermer dans l’explicite. L’histoire de l’environnement montre que la défense des dominés que sont les non-humains est passée par la mise à distance d’images positives de la nature, portées par certaines mobilisations de défense de l‘environnement. C’est difficile à faire entendre. Quand William Cronon a publié en 1995 son article, « The Trouble with Wilderness » (traduit en français sous le titre « Le Problème de la Wilderness »), où il montrait comment l’idée d’un monde sauvage, d’une nature originelle sans les hommes était issue d’un monde colonial, d’un rapport de force, une partie des écologistes a très mal réagi. Or c’est essentiel de se positionner ainsi, de faire une programmation qui ne vise pas à montrer un « cinéma vert », à base de documentaires militants qui offrent souvent des images très réductrices. La belle nature, qu’on retrouve dans tant de films, soit pour en dénoncer la destruction, soit pour en exalter la pureté originelle, est une approche problématique. D’où l’idée de programmer des films tournés avant l’émergence de la question écologique, ou placés en dehors de ce contexte.

J.-M.F. Au centre de notre programmation, il y a d’abord un principe de plaisir, l’envie de partager des films que nous aimons. Plusieurs d’entre eux ne viennent pas du tout d’un projet environnemental, en tout cas pas comme motif central. Ni Régis Sauder qui retourne dans la ville de son enfance en Lorraine, ni Ala Eddine Slim qui invente un conte avec des migrants venus d’Afrique subsaharienne, ni Michelangelo Framartino qui interroge un moment de la modernité au début des années 1960 en Italie avec l’exploration d’un gouffre, pour ne prendre que ces trois exemples, ne font un film écologiste. Et c’est ainsi qu’ils nous aident à mieux interroger nos propres regards. Trop souvent, on considère qu’il faut sensibiliser à une cause, ou bien on s’inquiète de ne « prêcher que des convaincus ». Mais la mise en question de nos façons d’habiter, de percevoir et de comprendre le monde concerne tout le monde, il n’y a pas d’un côté les ignorants ou les adversaires qu’il faudrait convaincre et de l’autre les dépositaires de la juste position. Nous avons tous besoin, en permanence, d’éprouver nos manière de voir, de sentir, de réagir, et les films sont de puissants vecteurs pour cela, quel que soit notre degré d’adhésion de principe à la problématique écologiste.

G.Q. Tu as prononcé un mot qui est important dans ton livre Le cinéma à l’épreuve du divers, c’est le mot « regard ». Tu construis une partie de ton ouvrage autour de cette notion que tu opposes à celle de point de vue, notion qui relève pour toi d’une posture surplombante, extérieure, et soulève le risque d’une forme de morale de l’art.

J.-M.F. Cette idée est au cœur des sept films – j’espère qu’il y en aura d’autres à l’avenir. Ce sont sept réponses possibles ; ce sont des films qui ne sont pas faits de la même manière, pas dans le même rapport aux réalités qu’ils évoquent, que ce soient des films documentaires ou de fiction. Un certain nombre d’entre eux occupent d’ailleurs une place intermédiaire, hybride, où il y a du documentaire et de la fiction. Ces réponses de cinéma ont vocation à affecter quelque chose de nos manières de voir et de penser, y compris si nous sommes déjà conscients qu’il y a un grave problème concernant la situation de l’environnement. Ils n’énoncent pas de discours : aucun ne vient dire ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut penser, ils nous mettent plutôt, à leurs manières, au contact d’éléments de réalité. Puisqu’au cinéma tout est issu de la réalité, y compris un film très onirique comme le film paraguayen Eami, ce que nous voyons sont des humains, des végétaux, des minéraux, de l’eau, de la lumière qui, même si ils sont assemblés par le travail du cinéma d'une manière qui fait place à l'imaginaire, l'onirisme, des formes de mythologies, font partie de notre monde. C’est le projet de ce festival : être une puissance de déplacement.

G.Q. Très tôt, certains des premiers théoriciens du cinéma comme Béla Balázs ou Jean Epstein ont compris que le cinéma donne accès à un nouveau régime du visible. Ce qui, pour moi comme historien de l’environnement, entre en écho avec la prise en compte d’entités qui sont là mais qui ont longtemps été considérées comme immobiles, ou n’existant que comme ressources utilitaires à destination des êtres humains, sans capacité d’action qui leur serait propre, sans agentivité. Le cinéma fait le lien avec cette question autour du visible, y compris de façon paradoxale : on présente des choses qui sont là depuis la naissance du cinéma mais qu’on ne voyait pas, ou à quoi on ne prêtait pas attention. Parce que le cinéma est plein d’êtres actifs depuis sa naissance, depuis le vent de Sjöström, l’herbe des prairies des westerns, l’eau de L’Atalante…

J.-M.F. Dès la première séance du cinématographe des frères Lumière, il y a les feuilles qui bougent dans le fond du plan du Repas de bébé. Elles ne sont pas le sujet du plan mais la machine a capté la présence des feuilles et du vent. Cela n’aurait pas eu lieu au théâtre, en photo, dans tous les dispositifs de représentation préexistants. Les contemporains de ces débuts y ont été immédiatement sensibles, ensuite on a cessé d’y prêter attention. Mais je voudrais te poser une question à mon tour. Pourquoi, parmi toutes les approches possibles, avoir choisi pour thème de cette première édition du festival les sols, la zone critique ?

G.Q. Si on regarde aujourd’hui les mobilisations écologiques, elles s’organisent beaucoup autour de l’animal et du végétal. Il est toujours fascinant, pour un historien, de constater combien ne sont pas vues des choses qu’on a sous les yeux. Les sols, c’est exactement cela. C’est la très grande force de la proposition des zones critiques : se rendre compte que depuis les années 1960, avec la géologie du noyau de la terre et de la tectonique des plaques, on avait une géologie profonde, qui d’ailleurs s’était installée sur le déclin, le discrédit de la géographie physique au tournant des 19e et 20e siècles. La géologie des années 1960 s’est concentrée sur le noyau de la terre et a délaissé toute la couche superficielle des sols sur lesquels vivent les sociétés humaines. Aussi bien Vidal de la Blache et ses successeurs disent que les sols, c’est trop complexe, trop divers… Or c’est ce qui permet l’habitabilité de la terre. Et ce qui est très fort dans cette proposition des zones critiques telle que la porte Jérôme Gaillardet et ses collègues, c’est d’avoir montré combien le monde qui se trouve là, sous nos pieds et non dans les lointains, est inconnu. Le cinéma est une ressource très puissante pour faire surgir ces sols, car il n’y a pas de cinéma sans sol. On peut faire une peinture sans sol, mais le cinéma commence par le fait de poser une caméra sur un sol pour enregistrer. Et dès lors c’est tout un monde qui surgit dans sa diversité, sa diffraction, car le sol est la couche superficielle, la circulation des eaux qui affecte les sociétés humaines. C’est le sol qui s’effondre.

J.-M.F. Ce qui est parfaitement en phase avec cette puissance décisive du cinéma d’être un accès à de l’invisible à partir du visible. D’une certaine manière, le sol est l’espace même où se joue cette relation entre visible et invisible qui est si centrale pour le cinéma.

G.Q. Pour en revenir à la façon dont on a formulé notre programmation par rapport à la question écologique militante au début, il s’agit de dépasser les dichotomies simplistes, y compris celles qui voudraient éradiquer le cinéma parce qu’il appartient à l’évidence à l’ère des machines, et a été une manifestation caractéristique de la modernité telle qu’elle se met en place au 19e siècle. Il ne s’agit pas de diviser le monde entre des bons et des méchants, où des bons pourraient dire il faut renoncer au cinéma comme il faut renoncer à la voiture, à l’aviation car c’est la machine. Au contraire, habiter la terre, c’est habiter à travers ces contradictions. Le fait que le cinéma ait été à la fois un instrument de domination du monde et l’instrument de critique de cette domination, c’est intrinsèquement lié à son histoire et, en ce sens, habiter la terre pour la transformer c’est l’habiter à travers ses tensions, et non en-dehors. En outre, c’est parce qu’il y a des machines qu’il y a la saisie du monde, de l’invisible. C’est ce que dit Bruno Latour dès son article « Les “Vues“ de l’esprit. Une anthropologie des sciences et des techniques » en 1985, quand il explique que les révolutions scientifiques ne sont pas faites par des changements de grands paradigmes épistémologiques mais par tout un tas de pratiques simples, d’inscriptions, d’enregistrements, de visualisations. C’est cela que le cinéma peut faire surgir, à condition de travailler sur le regard, de discuter autour de films.

J.-M.F. Pour moi, le cinéma est un mode d’existence, au sens que Bruno Latour a donné à cette formule : il construit tout un agencement de manières d’habiter, d’exister, d’entrer en rapport. C’est une conversation que j’avais avec Bruno Latour, et que nous aurions pu poursuivre lors de la table ronde en fin de programmation, comme c’était prévu, avant que sa mort le 9 octobre ne nous prive de sa présence de manière si douloureuse.

G.Q. J’aime bien cette idée de cinéma comme mode d’existence. Le Collège des Bernardins qui accueille cette programmation accueille lui aussi des modes d’existence variés : il est à la fois dans la cité et en dehors de la cité, n’est pas une institution universitaire mais fait de la recherche, qui dépend du diocèse mais n’est pas un lieu comme d’autres lieux spirituels. Mais pour pousser la proposition, il faudrait ajouter à cette définition du cinéma comme mode d’existence quelque chose sur lequel tu insistes beaucoup dans ton livre : ce mode d’existence a pour caractéristique de produire du commun d’une manière particulière. Un film opère forcément un découpage, il faut découper le monde, il y a du cadrage, des plans, du noir entre les images et c’est nécessairement exercer un pouvoir sur le monde. Mais comme le cinéma est projection et moment partagé, il crée du commun entre des regards différents, ce qui fait la grande différence avec le fait de voir un film chez soi, avec l’audiovisuel ou la télévision.

J.-M.F. Je voudrais ajouter que je suis très reconnaissant aux Bernardins pour le titre choisi pour cette programmation. « Manières d’habiter la terre » appelle à se questionner et à questionner des comportements, des réseaux de représentations dans lesquels nous sommes pris et qui exigent d’être interrogés et déplacés, sans pour autant en anticiper les réponses.

G.Q. Le pluriel dans « Manières d’habiter la terre » sous-tend la nécessité de faire des enquêtes, parce que le monde se transforme profondément – ce qui est une idée centrale dans la pensée de Bruno Latour, qui est si présent dans ce projet, de multiples façons. Et ces puissances de l’enquête s’actualisent dans le cinéma, qui est historiquement un dispositif capable de montrer un nouveau monde qui surgit. Ce « nouveau monde », toutes ces entités qu’on avait mises à distance, avec qui il faut faire société, toute cette invisibilité qui est sous nos pieds et autour de nous et que l’on ne voyait pas, les insectes, les bactéries, le sol, les masses d’air… Depuis deux décennies, tous les débats sur la culture visuelle se sont concentrés sur les nouveaux outils techniques. Par exemple, comment le numérique modifie le regard d’une société. C’est nécessaire, mais insuffisant, et en fait très partiel. Là, on retrouve une question différente, qui est celle des origines du cinéma : comment, face à un nouveau monde qui surgit, on invente de nouveaux dispositifs pour saisir ce monde. C’est une grande question de cinéma et quelque chose que Bruno Latour disait souvent : regardons ce que les sociétés industrielles ont fait pour penser cette nouvelle société, la décrire philosophiquement, socialement. Je vois cela comme un moment très fécond pour le cinéma, aussi fort que son moment industriel, mais à condition d’accueillir la question dans toute son actualité.

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