Ce que la post-vérité peut nous apprendre

Les médias numériques capables de diffuser massivement hoax (canulars) et fake-news menacent-ils le concept de vérité ? Nous mesurons à quel point la publication de demi-vérités ou de mensonges est facile aujourd'hui : ils se propagent plus facilement qu'une recherche exigeante. Maurizio Ferraris, philosophe et professeur de philosophie théorétique à l'Université de Turi, invité des Bernardins nous aide à démêler le vrai du faux!

Publié le
4/8/23
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The Conversation

Selon Kant, il ne faut jamais mentir, pas même pour le bien de l’humanité ; Woody Allen en conclut que si la Gestapo demande si Anne Frank est cachée dans le grenier je suis obligé de répondre : oui, elle est dans le grenier… Kant n’a pas pu donner la réplique à Woody Allen, mais il a répondu à Benjamin Constant – qui lui avait fait une objection de ce type – en suggérant, dans les grandes lignes que, si elle était devenue adulte, Anne Frank serait peut-être devenue une militante néonazie.

Cette réponse n’est pas satisfaisante, et je trouve qu’il serait plus convaincant de lui opposer que le mensonge – dont la post-vérité est la version moderne – a tendance à favoriser celui qui ment.

Au lieu de proposer des systèmes problématiques de fact-checking (les démentis multiplient les erreurs) ou des analyses controversées de la fiabilité des faits (compte tenu de la tendance humaine à faire confiance à ce qui confirme nos croyances), je voudrais suggérer quatre enseignements de la post-vérité en tant qu’infraction systématique aux quatre maximes conversationnelles énoncées par Paul Grice il y a quarante ans.

La maxime de la qualité

Elle énonce ceci : « Sois sincère, donne des informations véridiques, sur la base de ce que tu connais. » Trump dit qu’Obama l’a surveillé, mais ce n’est pas vrai : l’individu lambda dira qu’il ment, tandis que pour l’homme du monde, il s’agit d’une « vérité alternative ».

L’invention linguistique de la « vérité alternative » est l’hommage que le vice offre à la vertu, mais c’est aussi une construction formellement très chic qui induit l’idée selon laquelle la vérité est fasciste et dogmatique, et qu’elle prétend émanciper alors qu’elle manipule.

On ne peut exclure que l’homme du monde ait appris cet escamotage dans une université réputée, où des professeurs libéraux et naïfs, comme le professeur de L’Ange Bleu, prêchaient l’adieu à la vérité au nom de la justice : la solidarité est plus importante que l’objectivité et la démocratie plus importante que la vérité.

Il y a au moins deux points faibles dans cette défense idéaliste du mensonge en démocratie comme il y a deux enseignements qu’on peut tirer de la post-vérité.

D’abord, les auditeurs auxquels les philosophes font référence sont des gens déjà formés au culte de la vérité et qu’il faut sensibiliser au respect de la solidarité et de l’altérité.

Par ailleurs, après avoir involontairement fait une passe décisive aux populistes et avoir privé les intellectuels de leur seule arme (la fierté – pour ne pas dire le courage – de la vérité), les post-modernistes n’ont pas considéré que la démocratie sans vérité n’était plus une véritable démocratie et que préférer la solidarité à l’objectivité entraînerait une dérive incontrôlable. Pourtant, la mafia ou le clanisme familial amoral illustrent parfaitement comment la solidarité peut l’emporter sur l’objectivité.

La maxime de la quantité

Celle-ci énonce : « Ne sois ni réticent ni redondant. » Sachant que la réticence la plus forte est la redondance, la post-vérité s’engage dans la production industrielle de « foutaises ». Du point de vue quantitatif, la post-vérité est favorisée par la technique : le web démultiplie la production de contenus et chaque récepteur peut devenir à son tour transmetteur ou re-transmetteur. Le bullshit atteint une masse critique au moyen du retweet.

Cette production est-elle systématique et intentionnelle, comme le prêche la doctrine marxiste de l’idéologie selon laquelle celui qui contrôle les moyens de production contrôle aussi les idées ? Non, derrière ces « foutaises » il n’y a aucun grand marionnettiste, aucun capital intelligent ou stratégique. Ce que l’on appelle de manière inappropriée « capital » est un système documédial, c’est-à-dire l’union de la force constitutive des documents (« documentalité ») et de la force de mobilisation des médias qui engendre des comportements difficiles à expliquer par des théories nées dans un monde où ce système n’existait pas.

Voilà un deuxième enseignement de la post-vérité : tentons d’expliquer ce qui se passe selon des critères différents, en y voyant notamment une convergence (bien plus accidentelle qu’intelligente) entre une organisation technique et une faiblesse humaine naturelle.

La maxime de la relation

Elle énonce : « Sois pertinent. » Mais la pertinence est une qualité rare, onéreuse et antipathique, alors que le canular [hoax] est médiagénique et viral. Il s’agit d’un ragot héritier des contes de fées et du fantastique, proche des « mots en liberté » futuristes. Mais, ici, le post-moderne, encore une fois, a joué son rôle, en revendiquant une dépendance du monde à notre langage et à nos cadres conceptuels.

En quelque sorte, les choses seraient les dociles ramifications des mots : si tu dis qu’en Irak il y a des armes de destruction massive, c’est qu’elles sont là ; si tu dis, le 1er mai 2003, que la guerre en Irak est terminée, c’est qu’elle est vraiment terminée : ce sont des canulars bien plus difficiles à soutenir que celui selon lequel, à Padoue, il y a un restaurant dans lequel on peut manger de la viande humaine. Mais, en même temps, ils montrent bien la maîtrise de l’humain sur le langage, qui a été la passion des philosophes et des non-philosophes au siècle dernier et dont aujourd’hui (troisième enseignement de la post-vérité) on reconnaît la vanité.

La maxime de la modalité

Elle énonce ceci : « Évite l’ambiguïté », autrement dit abstiens-toi de papoter. Mais voilà une vérité indiscutable : nous aimons papoter et il n’est ni vrai ni post-vrai que les êtres humains tendent naturellement à la connaissance. Comme le disait Aristote, ils détestent les conséquences pratiques de l’ignorance, mais il s’agit là d’une tout autre question.

On ne naît pas amants de la vérité, mais parfois on le devient, peut-être par dépit vis-à-vis de la post-vérité : la preuve, c’est le la démystification d’une imposture intellectuelle comme la Donation de Constantin – ce faux document qui établissait le pouvoir temporel des Papes – qui a déterminé la naissance de la philologie humaniste.

Bref, même si la vérité finit toujours par émerger, il est difficile de poursuivre la recherche de la vérité à mains nues et sans formation culturelle. Saint Augustin le dit, dans Les Confessions : je veux faire la vérité, non seulement dans mon cœur, mais aussi par écrit et devant plusieurs témoins. Qu’entend-il par là ? Qu’on fait la vérité comme on fait du café ? Non.

Je voudrais proposer d’interpréter ainsi cette phrase : la vérité n’est nullement garantie et elle exige un apprentissage technique, ainsi qu’une forte dose de bonne volonté et parfois même une bonne part de courage personnel. Bref, on peut cuisiner la post-vérité à coups de nonsense et d’illogismes, tandis que si la vérité demande un effort supplémentaire, elle a beaucoup plus à nous offrir que la post-vérité.

Et si l’on ne peut pas vraiment renoncer aux post-vérités et si vous êtes, par exemple, particulièrement attachés au concept de « bad hombre » vous feriez mieux de le soumettre au difficile examen proposé par William James, plutôt qu’à un fact checking minimal : les idées vraies sont celles que nous pouvons assimiler, valider, corroborer et vérifier ; les idées fausses, elles, ne se prêtent pas à ces opérations.

Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons.

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