Les réactions ukrainiennes à la réécriture de l’histoire par Vladimir Poutine
En Ukraine, les combats sur le front se doublent d'une guerre des récits historiques. Antoine Arjakovsky, historien et co-directeur du département Religions et Politiques du pôle de recherche du Collège des Bernardins, revient sur la polarisation des historiographies ukrainienne et russe qui occulte à la fois les différences profondes entre les deux peuples et les moments historiques communs qu'ils ont pu partager.
Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine continue chaque semaine à semer la mort et la violence, le conflit mémoriel qui oppose ces deux nations apparaît de plus en plus comme l’une des causes principales de leur antagonisme
Cet antagonisme ne concerne pas seulement les interprétations divergentes de la Seconde Guerre mondiale, les représentations différentes du Donbass et de la Crimée, ou encore les jugements opposés qui existent à Moscou et à Kiev mais aussi à Ljubljana, sur les crimes du communisme au XXᵉ siècle. Il concerne toute l’histoire des relations entre les deux pays et repose principalement sur des théologies politiques différentes, comme ce fut le cas entre la France et l’Allemagne aux XIX-XXe siècles.
Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky : deux visions de l’histoire
Le 12 juillet 2021, le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine a publié, en langues russe et ukrainienne (une première sur un site du Kremlin !), un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Cet article, qui a été traduit en français par l’agence Sputnik News, représentait une réponse à la loi adoptée par la Rada ukrainienne le 1er juillet, qui excluait la Russie des peuples premiers de la nation ukrainienne. Vladimir Poutine critiqua ce texte qu’il compara à la législation nazie et accusa le président ukrainien d’être lui-même « de nationalité juive » et donc incompétent pour déterminer qui sont les vrais Ukrainiens.
Volodymyr Zelensky a lui-même répondu dans un premier temps avec humour en expliquant qu’il comprenait enfin à quoi s’occupe le président Poutine au lieu de répondre à ses requêtes de rencontre, à savoir l’apprentissage de la langue et de l’histoire ukrainiennes… Plus sérieusement, le président ukrainien a saisi l’occasion du 30e anniversaire de l’indépendance de l’État ukrainien, le 23 août 2021, pour délivrer un grand discours sur la longue histoire de l’État et de la nation ukrainiens :
« Notre histoire et notre État sont uniques. Notre Constitution a 25 ans ; cependant, notre Constitution a 311 ans. Elle a été écrite par Pylyp Orlyk ; elle est enfin retournée chez elle et tout le monde peut la voir à la cathédrale Sainte-Sophie, elle-même construite il y a plus de 1 000 ans. Notre hryvnia [monnaie ukrainienne] a un quart de siècle ; Volodymyr le Grand y est représenté. Cependant, notre hryvnia a plus de 1 000 ans. Elle existait à l’époque de Volodymyr le Grand. Notre trident a été approuvé par la Constitution ukrainienne il y a 25 ans. Ce même trident était déjà représenté sur les briques de l’église de la dîme il y a 1 025 ans. Cette année, les Forces armées ukrainiennes ont fêté le 30e anniversaire de leur création. En 1616, les Forces armées ukrainiennes célébraient la prise de la forteresse génoise. Tout cela n’indique qu’une seule chose : nous sommes un jeune pays avec une histoire millénaire. »
Le discours du président ukrainien rejette catégoriquement l’approche de son homologue russe, qui affirme que « les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple ». L’État ukrainien n’est pas légitime pour Vladimir Poutine puisque, à ses yeux, toute l’histoire des relations entre les deux nations consiste en la lente formation d’un seul État-nation russo-ukrainien, auquel il faut ajouter également le peuple du Bélarus. Tandis que, pour V. Zelensky, « si c’était le cas, ce serait un drapeau aux couleurs jaune et bleu qui flotterait sur le Kremlin ».
Deux dates au cœur des débats : le baptême de la Rus en 988 et le traité de Pereïaslav en 1654
Prenons deux exemples du discours historique émis par les représentants de la Fédération de Russie et des réponses qu’y ont apportées des intellectuels ukrainiens. Vladimir Poutine explique que les deux nations russe et ukrainienne forment un seul tout par le fait qu’un même événement spirituel, le baptême du prince Vladimir en 988, a déterminé leur destinée :
« Le choix spirituel de saint Vladimir, qui fut à la fois prince de Novgorod et grand-duc de Kiev, détermine aujourd’hui en grande partie notre parenté. Je suis convaincu que la souveraineté réelle de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie. »
Les Ukrainiens répondent à ce premier argument que le baptême de la Rus’ de Kiev en 988 est dû aux missionnaires byzantins et non pas à la Russie, qui n’existait pas encore au IXe siècle – ce qui explique d’ailleurs que, en 2018, le patriarche de Constantinople Bartholomée ait accordé son autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine.
L’historien américain Serhii Plokhii, auteur de The Origins of the Slavic Nations, a rejeté le principe de la préexistence d’une ou de trois nationalités slaves orientales (russe, ukrainienne et biélarusse) avant la montée du nationalisme. Il préfère parler d’identités « proto-nationales » ou « ethno-nationales » avant le XVIIe siècle. De fait, ce n’est qu’en 1721 que l’État moscovite s’est transformé en Empire de Russie. En outre, le fait que la majorité des citoyens des deux nations partagent la même foi chrétienne orthodoxe ne peut pas avoir comme conséquence l’unification de deux États indépendants. Si c’était le cas, il faudrait que la plupart des pays d’Europe soient aujourd’hui sous la souveraineté du Vatican !
C’est pourquoi Vladimir Poutine revient longuement sur le moment capital pour lui du traité de Pereïaslav en 1654, signé entre l’hetman cosaque Bohdan Khmelnitski et le tsar Alexis 1er de Moscovie. Le président russe écrit :
« Dans une lettre adressée à Moscou en 1654, Bogdan Khmelnitski a remercié le tsar Alexeï Mikhaïlovitch pour avoir “accepté toute l’armée zaporogue et le monde orthodoxe russe sous sa main royale, forte et haute”. C’est-à-dire que dans leurs messages au roi polonais et au tsar russe, les Zaporogues se qualifiaient d’orthodoxes russes. »
Cette interprétation, contestée par l’historiographie ukrainienne, l’a encore été, récemment, par l’éminent historien autrichien Andreas Kappeler, auteur du livre Des frères inégaux. Les Ukrainiens et les Russes du Moyen Age à nos jours. Ce dernier reconnaît qu’en janvier 1654, en raison de leur conflit avec la Pologne, les Cosaques zaporogues et, plus tard, la population de Kiev ont juré fidélité au tsar de Moscou. Mais il précise qu’il s’agissait, pour les Kiéviens comme pour les Moscovites, de défendre l’orthodoxie de la foi et en aucun cas pour Moscou « de formuler des revendications territoriales sur l’héritage de la Rus de Kiev, comme cela a été construit plus tard dans le postulat de la “réunification” ».
La partie ukrainienne pointe du doigt le sort des nationalités en Russie
On pourrait multiplier les exemples. Pour l’historien russe basé à Londres Vladimir Pastoukhov, l’article de Poutine, par sa sacralisation du passé, vise à justifier une nouvelle guerre de la Russie non seulement contre l’Ukraine mais aussi contre l’Occident du fait de son révisionnisme anti-moderne. En outre, le 30 juillet, le gouvernement russe a créé une commission visant à punir toute structure en Russie et à l’étranger contestant sa vision de l’histoire, y compris au moyen de « mesures opérationnelles ».
Face à ces nouvelles menaces, le directeur de l’Institut ukrainien de la mémoire nationale Anton Drobovych a répondu vertement au président russe dans un article intitulé « Sur l’unité historique de la prison des peuples ». L’historien contre-attaque en rappelant combien, en Russie même, les différentes nationalités sont opprimées, notamment au Tatarstan :
« Je suis vraiment désolé que le Tatarstan soit maintenant un exemple pour l’Ukraine de ce qui devrait être évité par tous les moyens. Mais un jour viendra où les citoyens du Tatarstan décideront de leur propre destin. »
La faiblesse de l’autonomie au Tatarstan et dans d’autres républiques de la Fédération de Russie démontre clairement, à ses yeux, que toute relation étroite avec la Russie entraîne à long terme la perte d’indépendance, la russification, la privation des droits des citoyens, l’exploitation économique, les catastrophes sociales et environnementales :
« Rappelons les problèmes de la République de Kalmoukie. En 2021, ses citoyens ont organisé une convention nationale à Elista, accusant le Kremlin d’ethnocide clandestin. Entre autres choses, ils se sont plaints que la Kalmoukie reste la région avec l’approvisionnement en eau le plus bas de toute la Russie. Bien sûr, Poutine a fait semblant de ne pas entendre les Kalmouks, car il utilise lui-même la question des pénuries d’eau potable en Crimée occupée pour faire pression au niveau international sur l’Ukraine. La mention de l’effondrement de l’approvisionnement en eau en Kalmoukie est extrêmement gênante pour l’occupant, et donc inacceptable. »
Pour une nouvelle histoire européenne
Le fond du problème, comme on l’a montré récemment dans le dossier de la revue Nunc consacré à l’Ukraine est que les deux historiographies reposent elles-mêmes sur des récits narratifs élaborés au XIXe siècle. Ces méta-récits ont tendance, côté russe, à mythifier l’unité des deux peuples (en s’appuyant notamment sur l’œuvre de Nikolaï Karamzine (1766-1826), et côté ukrainien, à nier les moments d’histoire commune des deux nations qui dans le passé auraient pu conduire à des relations fraternelles (ce qu’a très bien montré le livre de Nikita Sokolov et Anatoli Golubovski Dictionnaire historique russo-ukrainien : expériences d’histoire commune publié à Moscou en 2017.
Il y a donc urgence, comme l’ont recommandé récemment les experts de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation Russie-Ukraine/Union européenne, à rédiger une nouvelle histoire européenne intégrant les différents récits russes, ukrainiens, mais aussi ceux des États-nations voisins. Il s’agit, de la sorte, d’aider les uns et aux autres, comme le recommande Jean‑Marc Ferry, à se reconstruire des identités partagées.
Cela suppose, au préalable, que les diplomates et universitaires européens s’accordent sur le fait de discuter avec les sociétés civiles de Russie et d’Ukraine et de leurs voisines sans nécessairement devoir se plier aux impératifs politiques de leurs États respectifs. D’une certaine façon, la création en 2021 d’un « Comité olympique russe » indépendant, lors des Jeux olympiques de Tokyo, pour pallier la politique de dopage de l’État russe, représente un modèle intéressant de coopération avec la nation russe pour l’avenir.
Le forum de la paix de Caen fournira une première occasion d’en discuter le 1er octobre prochain à l’occasion d’une table ronde intitulée « Comment construire la paix avec la nation russe ? ».
Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons.
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