Débattre de l'arme nucléaire : une impasse ?
La dissuasion nucléaire est-elle l'instrument d'une paix durable ? Jugée par certains efficace , de plus en plus de voix s'élèvent pourtant pour alarmer sur le manque de lucidité face aux risques nucléaires. Les opinions divergent et peinent à se rencontrer. Comment comprendre cette avalanche d'avis contradictoires ? Décryptons les rouages de ce débat.
La possession de l’arme nucléaire a longtemps fait l’objet en France d’un large consensus politique. La critique de la dissuasion nucléaire et sa remise en question comme instrument de paix durable bénéficient cependant d’un nouvel écho avec la guerre russo-ukrainienne. La place de cette arme dans la stratégie française depuis la IVe République, l’importance des moyens budgétaires alloués comme la nécessité d’obtenir un consensus national sur les capacités de notre défense justifient aujourd’hui la tenue d’un débat. Le Collège des Bernardins a ainsi accueilli le Général Trinquant, spécialiste des relations internationales, et Jean-Marie Collin, expert et porte-parole de ICAN France (Campagne internationale pour l'abolition des armes nucléaires), pour échanger sur la nécessité de la dissuasion nucléaire dans la construction d’une paix durable.
Mais repensons-nous réellement notre rapport à la bombe
nucléaire ? Comment débattre de ce sujet ? Que nous révèle ce débat de la science politique du XXIème siècle ?
Emmanuel Tourpe était l'invité du département de recherche "Politique et religion" du Collège des Bernardins, lors de son séminaire : "Quelle science politique et morale pour le XXIème siècle ?". A travers l'exemple de la dissuasion nucléaire, il nous montre de nouveau que la philosophie est un socle essentiel aux débats sur les grandes questions de notre temps.
Est-il aujourd’hui encore possible de renouveler le débat sur la dissuasion nucléaire ?
Le débat intellectuel sur la dissuasion nucléaire, tel qu’on le voit illustré par les échanges entre le Général Trinquant et Monsieur Collin, est une impasse. Tel que posé il est un dead-end. Par nature. Et cela pour deux raisons.
La première est qu’ils ont tous les deux raison, et sont rationnels, mais sur des plans différents : le premier d’un point de vue pragmatique et militaire ; le second d’un point de vue de morale sociale. Le premier du point de vue de la réalité concrète incontournable ; le second du point de vue de l’utopie indispensable.
Notre intelligence cherche trop souvent à tout réduire à un seul principe. Apprenons à penser par polarités : la vérité est toujours plus grande, et ne se résume pas à un seul aspect.
Il n’existe pas de hauteur dialectique qui puisse constituer une vision « au-delà » de ces deux perspectives. Au plan intellectuel, elles sont inconciliables. Et ce n’est pas une honte : notre intelligence cherche trop souvent à tout réduire à un seul principe. Apprenons à penser par polarités : non pas «ou bien ceci » (pour la dissuasion) « ou bien cela » (contre la dissuasion)mais : et cela, et cela. La vérité est toujours plus grande, et ne se résume pas à un seul aspect.
La deuxième raison est que nous en faisons, justement, un débat purement intellectuel alors que ça ne l’est pas. Sur le plan des idées, les deux sont équipotentes et il n’est pas possible de trancher. Mais sur le plan de l’action les choses sont différentes. Or c’est bien d’action, politique ici, dont il s’agit. Si nous ne sommes pas d’accord intellectuellement, accordons-nous pratiquement. Le philosophe Maurice Blondel l’a dit bien avant moi dans un beau texte intitulé Principes élémentaires d’une logique de la vie morale (1903).
Comment dépasser alors la polarité du débat intellectuel sur l’arme nucléaire qui veut nous faire choisir entre éthique et réalisme politique ?
Ramener ce débat d’idées irréductibles l’une à l’autre à un problème d’action cela veut dire le ramener à une question de discernement. Ici et maintenant, selon le contexte international et militaire, étant donné l’évolution des choses, que décider concrètement ? En tenant en cap les vues utopistes et morales comme guide ultime et horizon, que prendre comme décision militaire, politique, budgétaire ?
La dissuasion n'est pas un sujet qui se prête à des débats intellectuels stricts, mais plutôt une forme d'art basée sur la prise de décision et le discernement. Le discernement, exercé de manière réfléchie, doit guider la décision finale dans un débat d'idées (...) C’est à la prudence (phronesis) de terminer la disputatio.
Cela signifie que la dissuasion n'est pas un sujet qui se prête à des débats intellectuels stricts, mais plutôt une forme d'art basée sur la prise de décision et le discernement. Le discernement, exercé de manière réfléchie, doit guider la décision finale dans un débat d'idées, en tenant compte notamment des questions morales. La prudence joue un rôle essentiel pour conclure le débat de manière judicieuse. C’est à la prudence (phronesis) de terminer la disputatio.
La dissuasion ne peut être conçue que comme un pis-aller toujours à revoir, et non une doctrine finale et sacralisée.
Cette manière de voir les choses est celle qui, d’Aristote au Pape François, en passant par saint Ignace, a constitué une ligne forte de discernement politique aux antipodes de Machiavel ou de Thomas More. Faisons-la nôtre. Si l’on ne « surmonte » pas de manière dialectique les deux points de vue, celui du militaire et celui de l’éthicien, l’on doit donc trancher pour une solution pratique.
Trancher pour une solution pratique, se placer du côté de l’action, sans perdre de vue l’horizon de la morale et de l’éthique : comment ce nouveau paradigme peut-il émerger ?
Le politicien mis dans la situation de trancher pour une solution pratique examine le contexte international : est-ce le temps d’une désescalade – laquelle ne peut être que globale – comme au temps des traités Start (traités de réduction des armes stratégiques négociés entre les États-Unis et l'Union soviétique puis la Russie dans les années 1990), ou au contraire d’une escalade asymétrique qui ne peut rester sans réponse ?
Le politique tiendra devant les yeux une vertu morale, la tempérance, et une vertu théologale, l’espérance, pour promouvoir le dialogue et laisser ouvertes les solutions pacifiques et les négociations plutôt que l’accélération technologique ou la course aux armements.
Il ne se contentera pas des demandes budgétaires des militaires, par nature infinies, ni des discours lénifiants de ceux qui pensent que rester soi-même sans armes dans un monde dangereux amènera la paix. Il tiendra devant les yeux une vertu morale, la tempérance, et une vertu théologale, l’espérance, pour promouvoir le dialogue et laisser ouvertes les solutions pacifiques et les négociations plutôt que l’accélération technologique ou la course aux armements : la dissuasion ne doit jamais être le prétexte pour diminuer la diplomatie, mais au contraire lui être adossée et constituer un argument politique plutôt que militaire. La juste mesure (to gar meson), c’est-à-dire le nombre suffisant d’armes de dissuasion et non leur explosion, guidera son action.
Ce sont les capacités de réponse proportionnées, escalées, graduelles, qui devraient faire le socle d’une dissuasion. Aujourd’hui l’armée française n’a pratiquement le choix qu’entre le tout (un arsenal nucléaire) ou presque rien (force conventionnelle de faible envergure). C’est un défaut majeur de la doctrine militaire française.
Le politique aura également à l’esprit qu’une solution militaire ne reposant que sur une solution binaire (telle qu’en France elle est actuellement privilégiée), c’est-à-dire : une capacité conventionnelle faible, doublée d’une capacité nucléaire forte, est une mauvaise alternative. Dans les conflits qui viennent inévitablement entre l’Otan et les puissances russes, la dissuasion en tant que telle ne représente que la pointe d’un dispositif armé global, échelonné et proportionné qui n’existe pas actuellement en France, laquelle n’a le choix qu’entre une force militaire tactique de faible envergure ou un arsenal tactico-stratégique nucléaire. De ce point de vue la doctrine gaullienne de la dissuasion est dépassée. Ce sont les capacités de réponse proportionnées, escalées, graduelles, qui devraient faire le socle d’une dissuasion. Aujourd’hui l’armée française n’a pratiquement le choix qu’entre le tout ou presque rien. C’est un défaut majeur de la doctrine militaire française.
Enfin, le politique gardera constamment son esprit critique en éveil : entre les armes conventionnelles et les armes nucléaires il n’y a pas seulement un changement de degré mais de nature : violence symbolique a minima, meurtrière a maxima.
D’autres solutions technologiques se dégagent peu à peu, de cyber-guerre et de guerre électronique en particulier, qui mériteraient autant de budget que la dissuasion elle-même, laquelle ne peut être conçue que comme un pis-aller toujours à revoir, et non une doctrine finale et sacralisée.
Pour aller plus loin : "Pour sortir de la guerre", d'Antoine Arjakovsky
Antoine Arjakovsky, codirecteur de la chaire de recherche Politique et religions au Collège des Bernardins a publié aux éditions Desclée des Brouwer un nouvel essai, dans lequel il analyse les ressorts de l'invasion de l'Ukraine par la Russie et propose un plan de sortie de la guerre et de construction d'une paix juste et durable.
L'auteur plaide pour une réconciliation de l'éthique et la politique dans une diplomatie "néo-réaliste", aux antipodes de la pensée moderne qui perd de vue l'horizon moral.
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