Politique

Guerre en Ukraine : quand "réalisme" rime avec "machiavélisme"

Publié le
6/11/23

Dans « Pour sortir de la guerre. Vaincre l’agression de la Russie contre l’Ukraine et les démocraties », qui paraît aux éditions Desclée de Brouwer, et dont nous vous proposons ici un extrait, l’historien Antoine Arjakovsky, spécialiste de l’espace ex-soviétique, s’interroge notamment sur des notions telles que « réalisme » et « pragmatisme », souvent invoquées dans les débats entourant la guerre en cours sur le territoire ukrainien par ceux qui invitent Kiev à faire des concessions à Moscou. Une vision des choses que l’auteur invite à remettre en cause en relisant Machiavel et en examinant le message transmis par une fameuse fresque allégorique du XIVe siècle.

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Longtemps, les diagnostics dits « réalistes » ou « pragmatiques » de la situation géopolitique en Europe orientale ont prévalu au sein des élites dirigeantes occidentales. Au point que, à la veille de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle par la Russie, les services de renseignement français étaient convaincus qu’elle ne pourrait pas arriver. Le directeur du renseignement militaire, le général Éric Vidaud, a dû quitter ses fonctions en mars 2022 pour n’avoir pas alerté suffisamment le gouvernement sur le risque de guerre en Ukraine. Aujourd’hui, nous savons pourquoi cet aveuglement, fondé sur des analyses pseudo-réalistes, des infiltrations par les services secrets russes auprès de personnalités militaires françaises, et une sensibilité aux thèses de la propagande russe, a pu paralyser l’armée française […].

Les conséquences dramatiques du « réalisme » à courte vue, dont la principale caractéristique est d’être déconnecté de toute métaphysique et donc de toute éthique, ne se sont pas fait attendre. Quelques jours avant le 24 février 2022, le président français et le chancelier allemand s’étaient rendus à Moscou avec la conviction que le président russe n’attaquerait pas l’Ukraine. Les experts autoproclamés de la Russie, anciens ministres ou universitaires, en charge de conseiller les dirigeants européens, affirmaient haut et fort qu’il n’était pas rationnel d’envahir l’Ukraine et donc que cela ne se produirait pas.

Dès le mois suivant cependant, Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, a reconnu que les élites européennes n’avaient pas voulu croire ce que leur disaient les services de renseignement américains sur l’attaque imminente de l’Ukraine. Beaucoup d’experts dits réalistes sont obligés aujourd’hui d’admettre leur aveuglement, mais rares sont ceux qui tentent de comprendre comment et pourquoi ils ont pu se méprendre pendant plusieurs décennies sur la personnalité de Vladimir Poutine. C’est la raison pour laquelle ni Angela Merkel ni Nicolas Sarkozy, pourtant responsables en 2008 d’avoir refusé à la Géorgie et à l’Ukraine leur entrée effective dans l’OTAN, et de les avoir offertes dès lors comme de la chair fraîche aux impérialistes proclamés du Kremlin, n’ont reconnu leurs erreurs.

Ma thèse est que l’aveuglement d’une partie de l’armée et de la diplomatie européenne et l’irréalisme de la pseudo-expertise réaliste contemporaine proviennent, sans qu’ils le réalisent toujours eux-mêmes, de leur extrême dépendance à l’égard de la pensée de Nicolas Machiavel (1469-1527), l’un des phares de la pensée moderne pour des intellectuels aussi différents que Léo Strauss ou Quentin Skinner. On s’appuie en général sur quelques vérités basiques, par exemple le fait que chez le penseur florentin l’ordre légal ne suffit pas à rendre un pouvoir légitime, pour accréditer l’ensemble de son œuvre. On passe rapidement sur son caractère radicalement anti-démocratique et anti-humaniste. Et on en vient à considérer comme acquis l’essentiel de son œuvre, à savoir que la politique est l’art de la prise du pouvoir et de sa conservation par tous les moyens possibles. On fait alors passer le cynisme le plus pur pour du réalisme.

L’oubli des fondements métaphysiques de la politique, dénoncé par le philosophe français Jacques Maritain dans une conférence célèbre à Chicago en 1941, a rendu, selon lui, cyniques et aveugles, les hommes politiques contemporains. Selon le penseur catholique, Machiavel a mis un terme à la métaphysique du bien commun à cause d’une vision radicalement pessimiste de la nature humaine et d’un a priori selon lequel l’immoralité est la loi de la politique. Il n’a pas vu la profondeur de la dignité humaine car, pour lui, fondamentalement, l’homme est guidé par la peur. Il a induit une division incurable entre la politique et la morale et a faussement divisé la politique entre l’idéalisme (compris comme la moralité naïve de l’homme désarmé et faible et confondue avec l’éthique) et le réalisme (confondu faussement avec la politique

Maritain a rejeté l’hyper-moralisme pseudo-religieux de Machiavel qui ne vit que selon des principes sans compassion pour la réalité de l’humanité et refuse sa marche vers la divino-humanité. Selon lui, l’approche de Machiavel a empêché de mettre en œuvre une politique éthique, en laissant ainsi la plaine aux Barbares.

En fait, la conception de la vertu du penseur florentin était celle de la réputation, de la gloire, de l’autosatisfaction, à l’inverse de la morale évangélique qui appelle à user de la prudence du serpent et de la simplicité de la colombe. Pour Machiavel, la valeur morale n’a pas d’application en politique. Il enseigne à son prince la cruauté et l’absence de foi.

La principale erreur de Machiavel consista à ne pas comprendre que la politique appartient à la pratique et non à la poétique. En vérité, la politique relève avant tout de l’éthique. Sa vision artistique de la virtu, comprise comme une forme d’habileté, est un dévoiement de la conception aristotélicienne de la vertu. Seul compte le pouvoir du prince et non le bien du peuple. C’est pourquoi la religion pour Machiavel doit être mise au service de l’État. On sait les ravages, d’Adolf Hitler à Joseph Staline, de la persécution religieuse ou de la manipulation par l’État de la croyance. On accepte moins en revanche de reconnaître les implications dramatiques au XXIe siècle d’un tel dévoiement de l’art de gouverner.

La science politique contemporaine a pratiquement perdu de vue la fresque du bon et du mauvais gouvernement, réalisée en 1339 par Ambrogio Lorenzetti au Palais public de Sienne. Cette fresque illustre, en plein Quattrocento, une conception alternative de la pratique de la politique, comme l’art d’une communauté, régie par des lois orientées vers le bien commun, de se conformer de façon créatrice aux lois de la sagesse divine. Comme l’a écrit Quentin Skinner dans son texte L’artiste en philosophie politique, Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement, cette fresque célébrait à l’époque pré-humaniste l’idéal de l’autogouvernement républicain. Elle illustrait la pensée centrale de la constitution de la ville de Sienne, à savoir que le bien le plus précieux d’une cité, la paix, ne pouvait se gagner que si aucun citoyen n’était en mesure de poursuivre ses propres ambitions aux dépens du bien commun. Comme l’écrit l’historien français Patrick Boucheron, la paix, dans la composition d’Ambrogio Lorenzetti, est en position de triomphe, ou plus précisément, de repos après le triomphe. « Elle correspond donc bien moins à la définition thomiste d’une paix comme absence de discorde qu’à la conception romaine (que l’on trouve notamment chez Prudence, dont la Psychomachie était très lue au Moyen Âge) d’une paix comme victoire sur la discorde. »

Ce texte est issu de Pour sortir de la guerre. Vaincre l’agression russe contre l’Ukraine et la démocratie, d’Antoine Arjakovsky (Desclée de Brouwer, 2023)

Je considère pour ma part cette œuvre de Lorenzetti comme le manifeste d’une conception méta-moderne de la vie politique et comme l’étoile scintillante qui nous invite à sortir des ténèbres de la nouvelle guerre mondiale en préparation. Elle fournit l’horizon indispensable à la mise en place du plan de paix juste proposé par Volodymyr Zelensky au G20 de Bali le 15 novembre 2022. Elle est orientée vers le partage des pouvoirs et des responsabilités et protège la cité contre les assauts de la tyrannie. Elle n’est pas coupée des réalités transcendantes et des principes qui seuls sont en mesure de limiter leurs appétits de puissance ou de consommation. Son horizon métaphysique emprunte autant à la sagesse grecque d’Aristote qu’à la philosophie de Cicéron, à la conception judaïque de la Hokmah et à l’idéal chrétien des Béatitudes. On ne trouvera chez Lorenzetti ni fatalisme ni providentialisme comme cela sera le cas plus tard chez Machiavel. Ce chef-d’œuvre nous invite à comprendre que, pour sortir de la guerre, au XXIe siècle comme au XIIIe siècle, il convient de recevoir le don de la paix, de s’organiser collectivement dans le discernement de la sagesse, et d’utiliser toutes les ressources de la vertu pour préserver la paix et la faire fructifier.

Republié à partir de The Conversation

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