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Parole de l'Art
PRATIQUES DE DÉCENTREMENT. EXPRESSIONS PLASTIQUES, DIMENSION EXISTENTIELLE ET PORTÉE POLITIQUE
Le séminaire de recherche Pratiques de décentrement. Expressions plastiques, dimension existentielle et portée politique, du département Parole de l'art, s’intéresse à la question du décentrement, devenue centrale, dans le champ des pratiques artistiques contemporaines. L’équipe de recherche interrogera plusieurs disciplines, les pratiques artistiques ainsi que la philosophie et la théologie mystique. Cette thématique du séminaire aura par ailleurs une portée politique évidente.
La question du décentrement peut s’entendre à plusieurs niveaux et vient prolonger naturellement les réflexions ouvertes dans les précédents séminaires de recherche du Collège des Bernardins, concernant L’art et les formes de la nature et Les formes de la fragilité en art. On perçoit la prégnance de ce sujet si l’on considère l’axe thématique retenu de la dernière Biennale de Venise – Foreigners everywhere – comme celui de la Biennale de Lyon – Les voix du fleuve, crossing the water. Dans l’une et l’autre de ces manifestations, il s’agirait finalement d’interroger un rapport au monde –c’est-à-dire aussi bien aux autres peuples qu’à la nature – en considérant des possibilités d’individuation qui ne passent plus par la prééminence du sujet, dans son identité propre et dans sa tendance à se considérer au centre d’un monde qui se déploie autour de lui et dont il ne fait jamais qu’en annexer les ressources.
Le décentrement désigne un acte, un mouvement. L’acte de décentrer est en effet d’abord compris par nos dictionnaires dans un sens technique. Ce verbe appartient significativement au lexique de l’optique, où il désigne, selon le Littré, une « action, [un] état par lequel les centres de lentilles ne concourent pas ». Ce n’est que figurativement que le décentrement en vient à désigner notre capacité à déplacer nos centres d’intérêt, pour considérer les êtres qui nous entourent selon une perspective qui n’est plus dominée par le sentiment que nous avons de notre propre existence (ou motivée par nos seuls intérêts).
Ces brèves considérations lexicales permettent de faire l’hypothèse que c’est d’abord au lieu même des pratiques artistiques que le décentrement peut se manifester. L’art en effet, que le grec désigne par le terme de techne, est d’abord un ensemble d’outils et de savoir-faire permettant d’introduire dans le monde des êtres ou des formes qui ne s’y trouvent pas encore et qui nous invitent à déchiffrer ce monde selon des dynamiques autres que celles qu’il fournit habituellement.
Or, cet enracinement dans le champ des arts plastiques ou poétiques témoigne du fait que le décentrement est aussi une question spirituelle. C’est par exemple dans la tradition mystique que cette dimension spirituelle du décentrement peut être mise en évidence. On retrouve dans la pensée de saint Jean de la Croix cette idée que le décentrement est une opération que nous devons produire sans savoir avec précision ce sur quoi elle ouvre, ce qui est sans doute l’un des grands points de convergence entre geste artistique et expérience mystique. La seule chose que nous pouvons d’ores et déjà entrevoir, c’est que ce mouvement par quoi nous changeons notre centre de gravité en déplaçant le centre de notre existence en dehors de nous-mêmes – comme l’ont montré de concert les grands auteurs de la tradition, de saint Augustin à Simone Weil –, change radicalement notre perception du monde et la qualité des liens que nous pouvons entretenir avec lui. C’est également ce qu’enseignent certaines pratiques artistiques, dans un tout autre horizon que celui de la mystique ou de la théologie.
À partir de ces prémisses, plusieurs dimensions du décentrement peuvent être dégagées. Trois sont retenues dans le cadre de cette recherche, qui ne sont pas exclusives mais complémentaires les unes des autres : une dimension existentielle, une dimension plastique et une dimension politique.
Ces trois dimensions permettront par ailleurs de croiser les références artistiques, philosophiques et théologiques, qui devront être convoquées pour éclairer mutuellement chacun de ces aspects du décentrement.
TROIS AXES DERECHERCHE
Trois axes de recherche vont structurer les rencontres entre artistes et théoriciens.
Premier axe
Le décentrement doit nourrir une réflexion sur les modalités mêmes de l’existence, qui sont directement impliquées par cette question. Envisagée dans une perspective existentielle, la question du décentrement invite à réfléchir à la phénoménalisation d’un monde autre, transfiguré par ces opérations même de décentrement. La philosophe, Simone Weil, a médité avec rigueur cette dimension du décentrement, quand elle souligne que l’expérience de la beauté du monde et l’amour de son ordre réglé nous donnent de comprendre que nous ne sommes pas au centre de ce qui nous arrive. Chaque événement, chaque phénomène qui se présente autour de nous ne trouve sa coloration et son sens que relativement à un centre qui nous échappe toujours. Cette pensée la rend proche de la mystique chrétienne, et singulièrement de l’œuvre de saint Jean de la Croix qu’elle a beaucoup étudiée. Cette perspective peut ouvrir une constellation de références invitant à penser à nouveau la question de l’acte de création comme une manière de répondre à une nécessité qui n’est ni dans l’artiste, ni dans l’œuvre, mais dans une réalité qui les dépasse et invite à considérer cet acte dans la démesure même qui s’y manifeste (ce qu’un auteur comme Louis Lavelle permettrait particulièrement de creuser).
Second axe
Cet effort pour déplacer nos centres de gravité et pour démultiplier nos foyers d’attention peut-il se jouer sans le soutien des œuvres ? Le décentrement n’est possible que dans un monde de choses, c’est-à-dire dans un monde où nous pouvons prendre appui sur des formes matérielles, qui nous préexistent et nous devancent, portent témoignage de ce à quoi les dynamiques de puissance sont souvent aveugles. Ce soutien, les œuvres nous l’apportent sans nous asservir, dès lors qu’elles sont comprises comme une manifestation ou un produit de la grâce, au sens de la gratuité et de la générosité. Ce monde de choses et de formes est une condition pour que l’attention que nous donnons aux autres, au monde ou à Dieu puisse être travaillée à partir d’un centre qui ne soit plus ouvert au seul lieu de notre subjectivité. Si le décentrement est prioritairement une question optique, mais selon une détermination ou nos yeux ne sont pas tournés vers des choses qui nous entourent, mais sont dans ces choses mêmes, alors il appartient sans doute à la pratique artistique de nous guider dans cet effort pour défaire les prestiges de la subjectivité. C’est ce que Fernand Deligny pense quand il nous invite à substituer des « points de voir » à nos points de vue sur les choses : non plus voir une œuvre ou une chose, mais voir selon cette œuvre ou cette chose, comme y invite aussi le philosophe Merleau-Ponty.
Troisième axe
Le décentrement s’impose aujourd’hui comme une démarche nécessaire de réponse aux rapports de pouvoir dont nous ne voyons que trop bien le caractère destructeur que peut avoir l’ivresse qu’ils suscitent. La réflexion sur cette dimension politique du décentrement, qui a bien évidemment des incidences directes sur la manière dont nous pouvons ou non appréhender les espaces de rencontre avec les œuvres d’art, doit s’entendre selon plusieurs échelles : dans un horizon social et sociétal aussi bien que du point de vue de nos relations interindividuelles, celles-ci étant bien souvent largement déterminées par les forces ou les logiques qui traversent celui-là. L’art et ses productions peuvent-ils ouvrir un espace dans lequel se signale un désaveu, sinon une défaite des dynamiques de pouvoir qui structurent tout le champ social et bien souvent l’espace de nos rencontres individuelles – et si oui sous quelles formes ?
LE CONSEIL SCIENTIFIQUE
Jérôme Alexandre, professeur de théologie, Collège des Bernardins
Alain Cugno, professeur de philosophie agrégé, Facultés Loyola de Paris
Vincent Deville, maître de conférences en études cinématographiques, Université Paul-Valéry Montpellier 3
Catherine Grenier, HDR en histoire de l'art, conservatrice générale du patrimoine, présidente de la Fondation Giacometti Paris
Jean-Philippe Pierron, professeur de philosophie, Université Bourgogne Europe

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