Parole de l'Art
Écologie de la mode : vers de nouvelles vertus
Ce séminaire vient questionner les aspirations de simplicité qu’affichent certaines pratiques vestimentaires de la mode contemporaine et souhaite analyser les fondements philosophiques et théologiques des vertus écologiques, appliqués à la mode.
Ce séminaire fait suite à deux années de recherche, 2019 à 2021, consacrées à l’exploration du concept de la pudeur, de la mode pudique ou de la modest fashion, du point de vue historique, anthropologique et théologique.
Quoique les mouvements dits de « mode verte » (green fashion)s’inscrivent dans la droite ligne du discours écologique, prônant le recyclage ou la réorientation de l’industrie textile vers une production plus équitable, durable et propre, ils n’ont pas pour autant été accompagnés d’une réflexion sérieuse menée au plan anthropologique, philosophique ou théologique. Le concept de « réparation » peut par exemple être appréhendé au sens technique (retoucher, rapiécer, repriser) mais aussi au sens moral (le soin, le care).
En effet, si la mode éco-durable recherche toutes les solutions envisageables pour un textile qui soit respectueux de l’environnement et favorise toutes les pratiques visant à freiner l’accélération du marché globalisé de la fast fashion, à l’origine de la prolifération massive de montages d’invendus ou de décharges sauvages dans des pays émergents, il n’existe pas de réflexion axiologique sur les fondements philosophiques de telles pratiques, et encore moins d’archéologie philosophique et théologique de leurs enjeux.
L’habitus est un concept liminaire qui touche de près à la représentation, classique et traditionnelle, des vertus morales et à l’habillement. L’étymologie du mot français habit est l’expression latine habitus, la vertu morale, qui renvoie à son tour au verbe habere, non pas « avoir » comme on le penserait d’emblée, mais « se trouver dans tel ou tel état, revêtir telle ou telle manière d’être », comme Benveniste l’avait montré. D’ailleurs, le mot tenue partage le même signifié « manière d’être, façon de se [com]porter ».On se tient comme l’on s’habille et vice versa : l’habillement est une « tenue »non seulement textile mais de la personne tout entière.
Or les pratiques écologiques de la sobriété qui investissent les manières de produire, de se vêtir et de consommer, dans le système contemporain de la mode, ont des fondements philosophiques, voire théologiques, qui ne sont pas suffisamment pris en compte dans la recherche universitaire. Il s’agit la plupart du temps de pratiques vestimentaires, d’actions militantes – fondamentales, certes, en vue de sensibiliser les mentalités au bien de la planète – ou d’une théorie qui se concentre sur la mode éthique, autrement dit, sur les méthodes visant à rendre éthique la mode. Il manque toutefois un fondement philosophico-théologique à ces mêmes pratiques.
Si Bourdieu avait remis au goût du jour la recherche sur l’habitus, toute la scolastique fondée sur le sens de l’aretè grecque et, plus précisément aristotélicienne, quelques siècles auparavant, avait développé l’habitus au sens moral. Il est temps d’entamer une enquête philosophico-théologique, qui ne peut pas faire l’économie des apports en sciences humaines et sociales, sur les relations entre vertus éthico-morales (habitus), et pratiques de production, de consommation, pour en arriver à une réflexion sur les vertus nécessaires à ce rapprochement intellectuel d’abord, et pratique ensuite. Il sera donc fait une place particulière à la réflexion sur les vertus qui constellent aujourd’hui le panorama des pratiques vestimentaires respectueuses de l’environnement naturel et humain : la sobriété en particulier. Or, celle-ci est-elle une vertu et dès lors un habitus moral ? Le cas échéant, la réflexion devra se frayer un chemin entre sobriété et habitus. D’autres vertus écologiques jalonneront les travaux de recherche à travers les interactions entre usages et nouvelles représentations de la mode.
Concentré sur la pudeur lors du premier séminaire, l’enjeu de cette nouvelle recherche sera de se pencher sur une autre dimension de cette valeur, à savoir celle qui fait face à notre Mère Terre, dans la terminologie de saint François. Sobriété, simplicité, continence, tempérance, voire décélération, délestage, sevrage, ne sont que quelques notions permettant de caractériser des attitudes, efforts ou vertus pour résister à un système de consommation s’érigeant comme un temple dressé à des idoles vouées à la seule matérialité de cette planète.
L’habitus éthique et moral des pratiques vestimentaires est donc le noyau épistémologique de ce nouveau séminaire de recherche qui devrait se terminer à l’automne de l’année 2024.
sous la direction de
Le conseil scientifique
Marc Abélès, CNRS-EHESS, Laboratoire d’Anthropologie Politique
Nicoletta Giusti, professeure Associée, Haute École de Gestion, Fribourg
Aurélia Gualdo doctorante en anthropologie sociale, EHESS, LAP
Benoît Heilbrun, professeur à ESCP Business School, professeur associé à l'Institut Français de la Mode
François Hourmant, professeur de Science politique, Université d'Angers (Directeur du Centre Jean Bodin)
Grégory Quenet, historien de l’environnement, Université Paris-Saclay ; titulaire de la chaire Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la Terre du Collège des Bernardins
Marjorie Meiss, maîtresse de conférences en Histoire moderne, Université de Lille
Anne Monjaret, ethnologue, directrice de recherche, IIAC (CNRS-EHESS), LAP Laboratoire d'Anthropologie Politique, Paris
Eleonora Pede, chercheuse affiliée à la Luxembourg School of Religion & Society
Nicole Pellegrin, historienne, chargée de recherche honoraire au CNRS
Sandrine Szwarc, chargée de cours d’histoire, Université Paris-Nord Sorbonne ; membre du groupe de recherche « Judaïsmes contemporains » (GRSL), coordinatrice des enseignements à l’Institut Elie Wiesel et enseignante
Katja Triplett, affiliate professor for the Study of Religions, Marburg University /Senior Research Fellow, Study of Religions, Leipzig University
Simona Segre Reinach, associate Professor in Fashion Studies, Université de Bologne
Originalité et valeur ajoutée
Le projet défriche un terrain inexistant, c’est-à-dire celui qui relie l’analyse du statut de la vertu et celui des pratiques vertueuses dans la mode ; un mode de vie et une mode, la justice, la justesse et l’équitable. Il est à la fois original et apporte une plus-value dans les études sur l’écologie et sur la mode qui relèvent seulement en apparence de champs distincts. L’écologie comme étude des habitats naturels (Ernst Haeckel,1866) et la mode émanant d’une maison de couture (Charles Frederick Worth, 1858) conjuguent deux niches indissociables : la biosphère et la sémiosphère.
Des penseurs ont précédé dans cette démarche :
-Joan Tronto, dans son livre, Un monde vulnérable – pour une politique du care, La Découverte, 2009, décline les trois étapes du care ou sollicitude (souci et inquiétude) : le caring about, le taking care of, et le care giving/receiving). Seule la première semble investie par la mode écoresponsable.
-Jean-Luc Marion, dans son livre, Habiter notre terre, 2019, interroge les «déchets » engendrés par une production effrénée d’« objets » qui ont occulté les « choses » naturelles susceptibles d’un cycle de genèse et de corruption.
-Marc Abélès, sans son livre, Ré-génération, Quelle mode pour le monde d’après, L’Aube, 2022, prêche pour un artisanat noble et vertueux irrigant tous les aspects de la vie sans renoncer à la valeur esthétique.
-Jacques Attali, dans son livre Le monde, modes d’emploi. Comprendre, prévoir, agir, protéger, Flammarion, 2023, articule les notions de « bien», « chose », « valeur » mais aussi « besoins », « désirs », « rareté ». Il prône un virage radical où « l’économie de la vie » l’emporterait sur « l’économie de la mort » laquelle repose sur l’avidité, la déloyauté et le court terme.
-Audrey Millet, dans son livre, Woke washing. Capitalisme, consumérisme, opportunisme, Les Pérégrines, 2023, s’inquiète des stratégies de l’ultra fast fashion qui permet de se vêtir à moindre coût au mépris des petites mains surexploitées et de l’impact environnemental déplorable.
La démarche se distingue toutefois de cet état de l’art dans la mesure où elle exhume et réhabilite les vertus théologiques qui pourraient étayer la dyade écologie et mode.
Trois œuvres serviront de préambule visuel et allégorique aux premières séances :
-l’installation Arte povera, Vénus aux chiffons, de Michelangelo Pistoletto, (1967)
-le projet pour Monumenta au Grand Palais, Personnes, de Christian Boltanski, (2010)
-la photo, Untitled 1 de la série Prophecies, de Fabrice Monteiro,(2013)
Trois pyramides de vêtements arrachés à leurs corps dans une perspective de :
-récupération/régénération pour l’esthétique « pauvre » de M. Pistoletto
-comme devoir de mémoire – La shoah - pour C. Boltanski
-comme dénonciation des cimetières à ciel ouvert pour F. Monteiro
Trois morphèmes visuels analogues qui véhiculent des messages différents. Or à chaque fois le textile et l’éthique sont conjugués. L’éthique et l’esthétique (fût-ce par la grâce inhérente à la mode) sous-tendent en effet les réflexions du séminaire.
Programme
Les séances de séminaire se tiennent de 14h00 à 16h30.
Vendredi 8 décembre 2023
QU'EST-CE QU'UNE VERTU ?
Séance introduite par les deux co-directeurs du séminaire, Alberto Fabio Ambrosio et Nathalie Roelens
Intervention : Roger Pouivet, professeur émérite à l'Université de Lorraine, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France
Ses dernières publications :
- L'Art et le désir de Dieu, une enquête philosophique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017
- L'éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus, J. Vrin, Paris, 2020
- Du mode d'existence de Notre-Dame. Philosophie de l'art, religion et restauration, Éd.du Cerf, Paris, 2022
Vendredi 26 janvier 2024
REPENSER LA DURABILITÉ DE LA MODE
Interventions :
Comment l'écologie s'est-elle construite sur un modèle spatial sans durée?
Grégory Quenet, historien de l'environnement, Université Paris-Saclay; titulaire de la chaire Laudato si. Pour une nouvelle exploration de la Terre du Collège des Bernardins
« Chemises et chiffons. Le vieux et le neuf en Poitou et Limousin XVIIIe-XIXe siècles », Ethnologie française, 16/3, 1986, p. 283-294
Nicole Pellegrin, historienne, chargée de recherche honoraire au CNRS
Vendredi 8 mars 2024
LA SOBRIÉTÉ ENTRE POLITIQUE ET MORALE
Intervention :
Tendances inconciliées. Politique de sobriété et hubris de la mode
Bruno Villalba, professeur de science politique, Université Paris-Saclay, AgroParisTech; membre du laboratoire Printemps (CNRS UMR 8085)
Vendredi 17 mai 2024
LES CHAPELLES DE L' ÉCOLOGIE DE LA MODE
Interventions :
Marque de mode artisanale : une contradiction dans les termes ? Tentative d’une mode raisonnée à La perruque dans un atelier parisien de maroquinerie
Francine Barancourt, doctorante en anthropologie EHESS, LAP (Laboratoire d'Anthropologie Politique)
Réparer le politique : organiser les vertus dans la mode, entre upcycling et visible mending
Aurélia Gualdo, anthropologue, EHESS, LAP (Laboratoire d'Anthropologie Politique)
Vers le futur écologique de la mode : enquête ethnographique dans un bureau de tendances parisien face aux enjeux de cette transition
Meryem Laghmari, doctorante en anthropologie Université Paris-Nanterre, LESC
Vendredi 21 juin 2024
D'or et Dior : mode, finance, croissance et leurs limites
Interventions:
Florent Bonaventure, directeur exécutif de l’École du Management et de l’Impact, Sciences Po, Paris
Nicoletta Giusti, professeure Associée, Co-Responsable du Food Ecosystem Institute, Haute école de gestion, Fribourg (HEG-FR)
Patrick O’Sullivan, ancien directeur des études à la Grenoble Graduate School of Business au sein de Grenoble Ecole de Management (GEM); Professeur Associé d'Économie Politique, Université de Varsovie; professeur invité, Université de Parme; professeur invité, Université Thammasat, Bangkok